Tandis que les bramines faisaient parler Brama, promenaient les Pagodes, et exhortaient les peuples à la pénitence, d'autres songeaient à tirer parti du caquet des bijoux.
Les grandes villes fourmillent de gens que la misère rend industrieux. Ils ne volent ni ne filoutent; mais ils sont aux filous, ce que les filous sont aux fripons. Ils savent tout, ils font tout, ils ont des secrets pour tout; ils vont et viennent, ils s'insinuent. On les trouve à la cour, à la ville, au palais, à l'église, à la comédie, chez les courtisanes, au café, au bal, à l'opéra, dans les académies; ils sont tout ce qu'il vous plaira qu'ils soient. Sollicitez-vous une pension, ils ont l'oreille du ministre. Avez-vous un procès, ils solliciteront pour vous. Aimez-vous le jeu, ils sont croupiers; la table, ils sont chefs de loge; les femmes, ils vous introduiront chez Amine ou chez Acaris. De laquelle des deux vous plaît-il d'acheter la mauvaise santé? choisissez; lorsque vous l'aurez prise, ils se chargeront de votre guérison. Leur occupation principale est d'épier les ridicules des particuliers, et de profiter de la sottise du public. C'est de leur part qu'on distribue au coin des rues, à la porte des temples, à l'entrée des spectacles, à la sortie des promenades, des papiers par lesquels on vous avertit gratis qu'un tel, demeurant au Louvre, dans Saint-Jean, au Temple ou dans l'Abbaye, à telle enseigne, à tel étage, dupe chez lui depuis neuf heures du matin jusqu'à midi, et le reste du jour en ville.
Les bijoux commençaient à peine à parler, qu'un de ces intrigants remplit les maisons de Banza d'un petit imprimé, dont voici la forme et le contenu. On lisait, au titre, en gros caractères:
AVIS AUX DAMES.
Au-dessous, en petit italique:
Par permission de monseigneur le grand sénéchal, et avec l'approbation de messieurs de l'Académie royale des sciences.
Et plus bas:
«Le sieur Éolipile, de l'Académie royale de Banza, membre de la société royale de Monoémugi, de l'académie impériale de Biafara, de l'académie des curieux de Loango, de la société de Camur au Monomotapa, de l'institut d'Érecco, et des académies royales de Béléguanze et d'Angola, qui fait depuis plusieurs années des cours de babioles avec les applaudissements de la cour, de la ville et de la province, a inventé, en faveur du beau sexe, des muselières ou bâillons portatifs, qui ôtent aux bijoux l'usage de la parole, sans gêner leurs fonctions naturelles. Ils sont propres et commodes; il en a de toute grandeur, pour tout âge et à tout prix; et il a eu l'honneur d'en fournir aux personnes de la première distinction.»
Il n'est rien tel que d'être d'un corps. Quelque ridicule que soit un ouvrage, on le prône, et il réussit. C'est ainsi que l'invention d'Éolipile fit fortune. On courut en foule chez lui: les femmes galantes y allèrent dans leur équipage; les femmes raisonnables s'y rendirent en fiacre; les dévotes y envoyèrent leur confesseur ou leur laquais: on y vit même arriver des tourières. Toutes voulaient avoir une muselière; et depuis la duchesse jusqu'à la bourgeoise, il n'y eut femme qui n'eût la sienne, ou par air ou pour cause.
Les bramines, qui avaient annoncé le caquet des bijoux comme une punition divine, et qui s'en étaient promis de la réforme dans les mœurs et d'autres avantages, ne virent point sans frémir une machine qui trompait la vengeance du ciel et leurs espérances. Ils étaient à peine descendus de leurs chaires, qu'ils y remontent, tonnent, éclatent, font parler les oracles, et prononcent que la muselière est une machine infernale, et qu'il n'y a point de salut pour quiconque s'en servira. «Femmes mondaines, quittez vos muselières; soumettez-vous, s'écrièrent-ils, à la volonté de Brama. Laissez à la voix de vos bijoux réveiller celle de vos consciences; et ne rougissez point d'avouer des crimes que vous n'avez point eu honte de commettre.»
Mais ils eurent beau crier, il en fut des muselières comme il en avait été des robes sans manches, et des pelisses piquées. Pour cette fois on les laissa s'enrhumer dans leurs temples. On prit des bâillons, et on ne les quitta que quand on en eut reconnu l'inutilité, ou qu'on en fut las.
Ce fut dans ces circonstances, qu'après une longue absence, des dépenses considérables, et des travaux inouïs, reparurent à la cour les voyageurs que Mangogul avait envoyés dans les contrées les plus éloignées pour en recueillir la sagesse; il tenait à la main leur journal, et faisait à chaque ligne un éclat de rire.
«Que lisez-vous donc de si plaisant? lui demanda Mirzoza.
– Si ceux-là, lui répondit Mangogul, sont aussi menteurs que les autres, du moins ils sont plus gais. Asseyez-vous sur ce sofa, et je vais vous régaler d'un usage des thermomètres dont vous n'avez pas la moindre idée.
«Je vous promis hier, me dit Cyclophile, un spectacle amusant…
Et qui est ce Cyclophile?
C'est un insulaire…
Et de quelle île?..
Qu'importe?..
Et à qui s'adresse-t-il?..
A un de mes voyageurs…
Vos voyageurs sont donc enfin revenus?..
Assurément; et vous l'ignoriez?
Je l'ignorais…
Ah çà, arrangeons-nous, ma reine; vous êtes quelquefois un peu bégueule. Je vous laisse la maîtresse de vous en aller lorsque ma lecture vous scandalisera.
Et si je m'en allais d'abord?
Comme il vous plaira.»
Je ne sais si Mirzoza resta ou s'en alla; mais Mangogul, reprenant le discours de Cyclophile, lut ce qui suit:
«Ce spectacle amusant, c'est celui de nos temples, et de ce qui s'y passe. La propagation de l'espèce est un objet sur lequel la politique et la religion fixent ici leur attention; et la manière dont on s'en occupe ne sera pas indigne de la vôtre. Nous avons ici des cocus: n'est-ce pas ainsi qu'on appelle dans votre langue ceux dont les femmes se laissent caresser par d'autres? Nous avons donc ici des cocus, autant et plus qu'ailleurs, quoique nous ayons pris des précautions infinies pour que les mariages soient bien assortis.
– Vous avez donc, répondis-je, le secret qu'on ignore ou qu'on néglige parmi nous, de bien assortir les époux?
– Vous n'y êtes pas, reprit Cyclophile; nos insulaires sont conformés de manière à rendre tous les mariages heureux, si l'on y suivait à la lettre les lois usitées.
– Je ne vous entends pas bien, répliquai-je; car dans notre monde rien n'est plus conforme aux lois qu'un mariage; et rien n'est souvent plus contraire au bonheur et à la raison.
– Eh bien! interrompit Cyclophile, je vais m'expliquer. Quoi! depuis quinze jours que vous habitez parmi nous, vous ignorez encore que les bijoux mâles et féminins sont ici de différentes figures? à quoi donc avez-vous employé votre temps? Ces bijoux sont de toute éternité destinés à s'agencer les uns avec les autres; un bijou féminin en écrou est prédestiné à un bijou mâle fait en vis. Entendez-vous?
– J'entends, lui dis-je; cette conformité de figure peut avoir son usage jusqu'à un certain point; mais je ne la crois pas suffisante pour assurer la fidélité conjugale.
– Que désirez-vous de plus?
– Je désirerais que, dans une contrée où tout se règle par des lois géométriques, on eût eu quelque égard au rapport de chaleur entre les conjoints. Quoi! vous voulez qu'une brune de dix-huit ans, vive comme un petit démon, s'en tienne strictement à un vieillard sexagénaire et glacé! Cela ne sera pas, ce vieillard eût-il son bijou masculin en vis sans fin…
– Vous avez de la pénétration, me dit Cyclophile. Sachez donc que nous y avons pourvu…
– Et comment cela?..
– Par une longue suite d'observations sur des cocus bien constatés…
– Et à quoi vous ont mené ces observations?
– A déterminer le rapport nécessaire de chaleur entre deux époux…
– Et ces rapports connus?
– Ces rapports connus, on gradua des thermomètres applicables aux hommes et aux femmes. Leur figure n'est pas la même; la base des thermomètres féminins ressemble à un bijou masculin d'environ huit pouces de long sur un pouce et demi de diamètre; et celle des thermomètres masculins, à la partie supérieure d'un flacon qui aurait précisément en concavité les mêmes dimensions. Les voilà, me dit-il en m'introduisant dans le temple, ces ingénieuses machines dont vous verrez tout à l'heure l'effet; car le concours du peuple et la présence des sacrificateurs m'annoncent le moment des expériences sacrées.»
Nous perçâmes la foule avec peine, et nous arrivâmes dans le sanctuaire, où il n'y avait pour autels que deux lits de damas sans rideaux. Les prêtres et les prêtresses étaient debout autour, en silence, et tenant des thermomètres dont on leur avait confié la garde, comme celle du feu sacré aux vestales. Au son des hautbois et des musettes, s'approchèrent deux couples d'amants conduits par leurs parents. Ils étaient nus; et je vis qu'une des filles avait le bijou circulaire, et son amant le bijou cylindrique.
«Ce n'est pas là merveille, dis-je à Cyclophile.
– Regardez les deux autres,» me répondit-il.
J'y portai la vue. Le jeune homme avait un bijou parallélipipède, et la fille un bijou carré.
«Soyez attentif à l'opération sainte,» ajouta Cyclophile.
Alors deux prêtres étendirent une des filles sur l'autel; un troisième lui appliqua le thermomètre sacré; et le grand pontife observait attentivement le degré où la liqueur monta en six minutes. Dans le même temps, le jeune homme avait été étendu sur l'autre lit par deux prêtresses; et une troisième lui avait adapté le thermomètre. Le grand prêtre ayant observé ici l'ascension de la liqueur dans le même temps donné, il prononça sur la validité du mariage, et renvoya les époux se conjoindre à la maison paternelle. Le bijou féminin carré et le bijou masculin parallélipipède furent examinés avec la même rigueur, éprouvés avec la même précision; mais le grand prêtre, attentif à la progression des liqueurs, ayant reconnu quelques degrés de moins dans le garçon que dans la fille, selon le rapport marqué par le rituel (car il y avait des limites), monta en chaire, et déclara les parties inhabiles à se conjoindre. Défense à elles de s'unir, sous les peines portées par les lois ecclésiastiques et civiles contre les incestueux. L'inceste dans cette île n'était donc pas une chose tout à fait vide de sens. Il y avait aussi un véritable péché contre nature; c'était l'approche de deux bijoux de différents sexes, dont les figures ne pouvaient s'inscrire ou se circonscrire.
Il se présenta un nouveau mariage. C'était une fille à bijou terminé par une figure régulière de côtés impairs, et un jeune homme à bijou pyramidal, en sorte que la base de la pyramide pouvait s'inscrire dans le polygone de la fille. On leur fit l'essai du thermomètre, et l'excès ou le défaut s'étant trouvé peu considérable dans le rapport des hauteurs des fluides, le pontife prononça qu'il y avait cas de dispense, et l'accorda. On en faisait autant pour un bijou féminin à plusieurs côtés impairs, recherché par un bijou masculin et prismatique, lorsque les ascensions de liqueur étaient à peu près égales.
Pour peu qu'on ait de géométrie, l'on conçoit aisément que ce qui concernait la mesure des surfaces et des solides était poussé dans l'île à un point de perfection très-élevé, et que tout ce qu'on avait écrit sur les figures isopérimètres y était très-essentiel; au lieu que parmi nous ces découvertes attendent encore leur usage. Les filles et les garçons à bijoux circulaires et cylindriques y passaient pour heureusement nés, parce que de toutes les figures, le cercle est celui qui renferme le plus d'espace sur un même contour.
Cependant les sacrificateurs attendaient pratique. Le chef me démêla dans la foule, et me fit signe d'approcher. J'obéis. «O étranger! me dit-il, tu as été témoin de nos augustes mystères; et tu vois comment parmi nous la religion a des liaisons intimes avec le bien de la société. Si ton séjour y était plus long, il se présenterait sans doute des cas plus rares et plus singuliers; mais peut-être des raisons pressantes te rappellent dans ta patrie. Va, et apprends notre sagesse à tes concitoyens.»
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