MOI. – D'accord. Cependant j'irais avec ce visage défait, ces yeux égarés, ce col débraillé, ces cheveux ébouriffés, dans l'état vraiment tragique où vous voilà. Je me jetterais aux pieds de la divinité. Je me collerais la face contre terre; et sans me relever, je lui dirais d'une voix basse et sanglotante: «Pardon, madame! pardon! je suis un indigne, un infâme. Ce fut un malheureux instant; car vous savez que je ne suis pas sujet à avoir du sens commun, et je vous promets de n'en avoir de ma vie.»
Ce qu'il y a de plaisant, c'est que, tandis que je lui tenais ce discours, il en exécutait la pantomime. Il s'était prosterné; il avait collé son visage contre terre; il paraissait tenir entre ses deux mains le bout d'une pantoufle; il pleurait; il sanglotait; il disait, «oui, ma petite reine; oui, je le promets; je n'en aurai de ma vie, de ma vie». Puis se relevant brusquement, il ajouta d'un ton sérieux et réfléchi:
LUI. – Oui: vous avez raison. Je crois que c'est le mieux. Elle est bonne. Monsieur Viellard dit qu'elle est si bonne. Moi, je sais un peu qu'elle l'est. Mais cependant aller s'humilier devant une guenon! Crier miséricorde aux pieds d'une misérable petite histrionne que les sifflets du parterre ne cessent de poursuivre! Moi, Rameau! fils de Monsieur Rameau, apothicaire de Dijon, qui est un homme de bien et qui n'a jamais fléchi le genou devant qui que ce soit! Moi, Rameau, le neveu de celui qu'on appelle le grand Rameau, qu'on voit se promener droit et les bras en l'air, au Palais-Royal, depuis que monsieur Carmontelle l'a dessiné courbé, et les mains sous les basques de son habit! Moi qui ai composé des pièces de clavecins que personne ne joue, mais qui seront peut- être les seules qui passeront à la postérité qui les jouera; moi! moi enfin! J'irais!.. Tenez, Monsieur, cela ne se peut. Et mettant sa main droite sur sa poitrine, il ajoutait: le me sens là quelque chose qui s'élève et qui me dit, «Rameau, tu n'en feras rien». Il faut qu'il y ait une certaine dignité attachée à la nature de l'homme, que rien ne peut étouffer. Cela se réveille à propos de bottes. Oui, à propos de bottes; car il y a d'autres jours où il ne m'en coûterait rien pour être vil tant qu'on voudrait; ces jours-là, pour un liard, je baiserais le cul à la petite Hus.
MOI. – Hé, mais, l'ami; elle est blanche, jolie, jeune, douce, potelée; et c'est un acte d'humilité auquel un plus délicat que vous pourrait quelquefois s'abaisser.
LUI. – Entendons-nous; c'est qu'il y a baiser le cul au simple, et baiser le cul au figuré. Demandez au gros Bergier qui baise le cul de madame de La Marck au simple et au figuré; et ma foi, le simple et le figuré me déplairaient également là.
MOI. – Si l'expédient que je vous suggère ne vous convient pas; ayez donc le courage d'être gueux.
LUI. – Il est dur d'être gueux, tandis qu'il y a tant de sots opulents aux dépens desquels on peut vivre. Et puis le mépris de soi; il est insupportable.
MOI. – Est-ce que vous connaissez ce sentiment-là?
LUI. – Si je le connais; combien de fois, je me suis dit: «Comment, Rameau, il y a dix mille bonnes tables à Paris, à quinze ou vingt couverts chacune; et de ces couverts-là, il n'y en a pas un pour toi! Il y a des bourses pleines d'or qui se versent de droite et de gauche, et il n'en tombe pas une pièce sur toi! Mille petits beaux esprits, sans talent, sans mérite; mille petites créatures, sans charmes; mille plats intrigants, sont bien vêtus, et tu irais tout nu? Et tu serais imbécile à ce point? est-ce que tu ne saurais pas mentir, jurer, parjurer, promettre, tenir ou manquer comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas te mettre à quatre pattes, comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas favoriser l'intrigue de Madame, et porter le billet doux de Monsieur, comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas encourager ce jeune homme à parler à Mademoiselle, et persuader à Mademoiselle de l'écouter, comme un autre? est-ce que tu ne saurais pas faire entendre à la fille d'un de nos bourgeois, qu'elle est mal mise; que de belles boucles d'oreilles, un peu de rouge, des dentelles, une robe à la polonaise, lui siéraient à ravir? que ces petits pieds-là ne sont pas faits pour marcher dans la rue? qu'il y a un beau monsieur, jeune et riche, qui a un habit galonné d'or, un superbe équipage, six grands laquais, qui l'a vue en passant, qui la trouve charmante; et que depuis ce jour-là il en a perdu le boire et le manger; qu'il n'en dort plus, et qu'il en mourra?» Mais mon papa. – Bon, bon; votre papa! il s'en fâchera d'abord un peu. – Et maman qui me recommande tant d'être honnête fille? qui me dit qu'il n'y a rien dans ce monde que l'honneur? – Vieux propos qui ne signifient rien. – Et mon confesseur? – Vous ne le verrez plus; ou si vous persistez dans la fantaisie d'aller lui faire l'histoire de vos amusements; il vous en coûtera quelques livres de sucre et de café. – C'est un homme sévère qui m'a déjà refusé l'absolution, pour la chanson, viens dans ma cellule. – C'est que vous n'aviez rien à lui donner… Mais quand vous lui apparaîtrez en dentelles. – J'aurai donc des dentelles? – Sans doute et de toutes les sortes… en belles boucles de diamants. – J'aurai donc de belles boucles de diamants? – Oui. – Comme celles de cette marquise qui vient quelquefois prendre des gants, dans notre boutique? – Précisément. Dans un bel équipage, avec des chevaux gris pommelés; deux grands laquais, un petit nègre, et le coureur en avant, du rouge, des mouches, la queue portée. – Au bal? – Au bal… à l'Opéra, à la Comédie…» Déjà le coeur lui tressaillit de joie. Tu joues avec un papier entre tes doigts.» Qu'est cela? – Ce n'est rien – Il me semble que si. – C'est un billet. – Et pour qui? – Pour vous, si vous étiez un peu curieuse. – Curieuse, je le suis beaucoup. Voyons.» Elle lit.» Une entrevue, cela ne se peut. – En allant à la messe. – Maman m'accompagne toujours; mais s'il venait ici, un peu matin; je me lève la première; et je suis au comptoir, avant qu'on soit levé.» Il vient: il plaît; un beau jour, à la brune, la petite disparaît, et l'on me compte mes deux mille écus… Et quoi tu possèdes ce talent-là; et tu manques de pain! N'as-tu pas de honte, malheureux? Je me rappelais un tas de coquins, qui né m'allaient pas à la cheville et qui regorgeaient de richesses. J'étais en surtout de baracan, et ils étaient couverts de velours; ils s'appuyaient sur la canne à pomme d'or et en bec de corbin; et ils avaient l'Aristote ou le Platon au doigt. Qu'étaient-ce pourtant? la plupart de misérables croque- notes, aujourd'hui ce sont des espèces de seigneurs. Alors je me sentais du courage; l'âme élevée; l'esprit subtil, et capable de tout. Mais ces heureuses dispositions apparemment ne duraient pas; car jusqu'à présent, je n'ai pu faire un certain chemin. Quoi qu'il en soit, voilà le texte de mes fréquents soliloques que vous pouvez paraphraser à votre fantaisie; pourvu que vous en concluiez que je connais le mépris de soi-même, ou ce tourment de la conscience qui naît de l'inutilité des dons que le Ciel nous a départis; c'est le plus cruel de tous. Il vaudrait presque autant que l'homme ne fût pas né.
Je l'écoutais, et à mesure qu'il faisait la scène du proxénète et de la jeune fille qu'il séduisait; l'âme agitée de deux mouvements opposés, je ne savais si je m'abandonnerais à l'envie de rire, ou au transport de l'indignation. le souffrais. Vingt fois un éclat de rire empêcha ma colère d'éclater; vingt fois la colère qui s'élevait au fond de mon coeur se termina par un éclat de rire. l'étais confondu de tant de sagacité, et de tant de bassesse; d'idées si justes et alternativement si fausses; d'une perversité si générale de sentiments, d'une turpitude si complète, et d'une franchise si peu commune. Il s'aperçut du conflit qui se passait en moi.
Qu'avez-vous? me dit-il.
MOI. – Rien.
LUI. – Vous me paraissez troublé.
MOI. – Je le suis aussi.
LUI. – Mais enfin que me conseillez-vous?
MOI. – De changer de propos. Ah, malheureux, dans quel état d'abjection, vous êtes né ou tombé.
LUI. – J'en conviens. Mais cependant que mon état ne vous touche pas trop. Mon projet, en m'ouvrant à vous, n'était point de vous affliger. Je me suis fait chez ces gens quelque épargne. Songez que je n'avais besoin de rien, mais de rien absolument; et que l'on m'accordait tant pour mes menus plaisirs.
Alors il recommença à se frapper le front, avec un de ses poings, à se mordre la lèvre, et rouler au plafond ses yeux égarés; ajoutant, mais c'est une affaire faite. l'ai mis quelque chose de côté. Le temps s'est écoulé; et c'est toujours autant d'amassé.
MOI. – Vous voulez dire de perdu.
LUI. – Non, non, d'amassé. On s'enrichit à chaque instant. Un jour de moins à vivre, ou un écu de plus; c'est tout un. Le point important est d'aller aisément, librement, agréablement, copieusement, tous les soirs à la garde-robe. O stercus pretiosum! Voilà le grand résultat de la vie dans tous les états. Au dernier moment, tous sont également riches; et Samuel Bernard qui à force de vols, de pillages, de banqueroutes laisse vingt-sept millions en or, et Rameau qui ne laissera rien; Rameau à qui la charité fournira la serpillière dont on l'enveloppera. Le mort n'entend pas sonner les cloches. C'est en vain que cent prêtres s'égosillent pour lui: qu'il est précédé et suivi d'une longue file de torches ardentes; son âme ne marche pas à côté du maître des cérémonies. Pourrir sous du marbre, pourrir sous de la terre, c'est toujours pourrir. Avoir autour de son cercueil les Enfants rouges, et les Enfants bleus, ou n'avoir personne, qu'est-ce que cela fait. Et puis vous voyez bien ce poignet; il était raide comme un diable. Ces dix doigts, c'étaient autant de bâtons fichés dans un métacarpe de bois; et ces tendons, c'étaient de vieilles cordes à boyau plus sèches, plus raides, plus inflexibles que celles qui ont servi à la roue d'un tourneur. Mais je vous les ai tant tourmentées, tant brisées, tant rompues. Tu ne veux pas aller; et moi, mordieu, je dis que tu iras; et cela sera.
Et tout en disant cela, de la main droite, il s'était saisi les doigts et le poignet de la main gauche; et il les renversait en dessus; en dessous; l'extrémité des doigts touchait au bras; les jointures en craquaient; je craignais que les os n'en demeurassent disloqués.
MOI. – Prenez garde, lui dis-je; vous allez vous estropier.
LUI. – Ne craignez rien. Ils y sont faits; depuis dix ans, je leur en ai bien donné d'une autre façon. Malgré qu'ils en eussent, il a bien fallu que les bougres s'y accoutumassent, et qu'ils apprissent à se placer sur les touches et à voltiger sur les cordes. Aussi à présent cela va. Oui, cela va.
En même temps, il se met dans l'attitude d'un joueur de violon; il fredonne de la voix un allegro de Locatelli, son bras droit imite le mouvement de l'archet; sa main gauche et ses doigts semblent se promener sur la longueur du manche; s'il fait un ton faux; il s'arrête; il remonte ou baisse la corde; il la pince de l'ongle, pour s'assurer qu'elle est juste; il reprend le morceau où il l'a laissé; il bat la mesure du pied; il se démène de la tête, des pieds, des mains, des bras, du corps. Comme vous avez vu quelquefois au Concert spirituel, Ferrari ou Chiabran, ou quelque autre virtuose, dans les mêmes convulsions, m'offrant l'image du même supplice, et me causant à peu près la même peine; car n'est- ce pas une chose pénible à voir que le tourment, dans celui qui s'occupe à me peindre le plaisir; tirez entre cet homme et moi, un rideau qui me le cache, s'il faut qu'il me montre un patient appliqué à la question. Au milieu de ses agitations et de ses cris, s'il se présentait une tenue, un de ces endroits harmonieux où l'archet se meut lentement sur plusieurs cordes à la fois, son visage prenait l'air de l'extase sa voix s'adoucissait, il s'écoutait avec ravissement. Il est sûr que les accords résonnaient dans ses oreilles et dans les miennes. Puis, remettant son instrument sous son bras gauche, de la même main dont il le tenait, et laissant tomber sa main droite, avec son archet. Eh bien, me disait-il, qu'en pensez-vous?
MOI. – A merveille.
LUI. – Cela va, ce me semble; cela résonne à peu près, comme les autres.
Et aussitôt, il s'accroupit, comme un musicien qui se met au clavecin. le vous demande grâce, pour vous et pour moi, lui dis- je.
LUI. – Non, non; puisque je vous tiens, vous m'entendrez. Je ne veux point d'un suffrage qu'on m'accorde sans savoir pourquoi. Vous me louerez d'un ton plus assuré, et cela me vaudra quelque écolier.
MOI. – Je suis si peu répandu, et vous allez vous fatiguer en pure perte.
LUI. – Je ne me fatigue jamais.
Comme je vis que je voudrais inutilement avoir pitié de mon homme, car la sonate sur le violon l'avait mis tout en eau, je pris le parti de le laisser faire. Le voilà donc assis au clavecin; les jambes fléchies, la tête élevée vers le plafond où l'on eût dit qu'il voyait une partition notée, chantant; préludant, exécutant une pièce d'Alberti, ou de Galuppi, je ne sais lequel des deux. Sa voix allait comme le vent, et ses doigts voltigeaient sur les touches; tantôt laissant le dessus, pour prendre la basse; tantôt quittant la partie d'accompagnement, pour revenir au-dessus. Les passions se succédaient sur son visage. On y distinguait la tendresse, la colère, le plaisir, la douleur. On sentait les piano, les forte. Et je suis sûr qu'un plus habile que moi, aurait reconnu le morceau, au mouvement, au caractère, à ses mines et à quelques traits de chant qui lui échappaient par intervalle. Mais ce qu'il y avait de bizarre; c'est que de temps en temps, il tâtonnait; se reprenait; comme s'il eût manqué et se dépitait dé n'avoir plus la pièce dans les doigts. Enfin, vous voyez, dit-il, en se redressant et en essuyant les gouttes de sueur qui descendaient le long de ses joues, que nous savons aussi placer un triton, une quinte superflue, et que l'enchaînement des dominantes nous est familier. Ces passages enharmoniques dont le cher oncle a fait tant de train, ce n'est pas la mer à boire, nous nous en tirons.
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