(L'AN 412 AVANT J.-C.)
Cette pièce est une protestation contre la guerre, poussée aux dernières limites des hardiesses de l'ancienne comédie. Lysistrata, épouse d'un magistrat athénien, forme une ligue avec Calonice, Myrrhina, Lampito et d'autres femmes, pour hâter la conclusion d'une trêve entre les Athéniens et les Spartiates. Elles s'engagent par un serment solennel à se séparer de leurs maris, jusqu'à ce que la paix soit faite. Elles s'emparent ensuite de la citadelle et résistent à toute proposition qui ne tend pas à une trêve immédiate. On conclut enfin un accommodement: le traité se négocie, les portes de la citadelle s'ouvrent, et la pièce se termine par des chants, des danses et des festins.
PERSONNAGES DU DRAME
LYSISTRATA.
KALONIKÈ.
MYRRHINA.
LAMPITO.
CHOEUR DE VIEILLARDS.
CHOEUR DE FEMMES.
STRATYLLIS.
UN PROBOULOS.
SKYTHES, personnages muets.
QUELQUES FEMMES.
KINÉSIAS.
UN ENFANT.
MANÈS, personnage muet.
UN HÉRAUT DE LAKÉDÆMÔN.
ENVOYÉS LAKÉDÆMONIENS.
UN ATHÉNIEN.
LA PAIX, personnage muet.
QUELQUES FLANEURS.
UN SERVITEUR.
La scène se passe à Athènes, sur une place publique.
Ah! si on les avait convoquées au temple de Bakkhos, ou de Pan, ou de Kolias, ou de Génétyllis, il serait impossible de passer, à cause des tambourins. Aujourd'hui, il n'y a ici pas une femme, sauf ma voisine, qui sort de chez elle. Bonjour, Kalonikè.
Et à toi aussi, bonjour, Lysistrata. Qu'est-ce donc qui te tracasse? N'aie pas cet air sombre, chère enfant: cela ne te va pas de darder les sourcils.
Moi, Kalonikè, le coeur me bout, et je souffre mille maux, pour nous autres femmes, de voir nos maris nous regarder comme des êtres malfaisants.
Et nous le sommes, de par Zeus!
On leur avait dit de se trouver ici pour délibérer sur une affaire d'importance, elles dorment et ne viennent pas.
Mais, ma chère, elles viendront. Il n'est pas facile aux femmes de sortir. De nous, l'une est occupée auprès de son mari, l'autre éveille son esclave, celle-ci couche son enfant, celle-là le baigne, une autre lui donne à manger.
Mais il y a, pour elles, des affaires plus pressantes que celles-là.
Qu'est-ce donc, ma chère Lysistrata? Dans quelle intention convoques-tu les femmes? Pour quelle affaire? Est-elle grande?
Grande.
Est-elle grosse?
De par Zeus! elle est grosse.
Pourquoi alors ne venons-nous pas?
Ce n'est pas ce que tu crois, car nous nous serions pressées de venir. Mais il s'agit d'une affaire que j'ai méditée et retournée durant de nombreuses insomnies.
Il faut que ce soit mince pour avoir été tant retourné.
Si mince que des femmes dépend le salut de la Hellas tout entière.
Des femmes: il dépend donc de peu de chose.
Les affaires de la cité sont en notre pouvoir. Avant peu il n'y aura plus de Péloponésiens.
Voilà qui est au mieux, de par Zeus!
Les Boeotiens sont tous exterminés.
Non, pas tous: fais grâce aux anguilles!
Pour Athènes, je ne dirai rien de semblable. Imagine-moi autre chose. S'il y a union entre les femmes d'ici, celles de la Boeotia et celles du Péloponèsos, nous sauverons la Hellas.
Mais comment, nous autres les femmes, exécuterons-nous ce dessein sacré et glorieux, nous qui demeurons sédentaires, couronnées de fleurs, vêtues de robes jaunes, parées de kimbériques droites et de péribaris?
C'est précisément là ce qui nous sauvera, je l'espère, les robes jaunes, les parfums, les péribaris, l'orcanette et les tuniques diaphanes.
Comment cela?
Pas un homme maintenant ne s'armera de la lance contre les autres…
Alors, par les deux Dieux, je me fais teindre une robe en jaune.
Et ne prendra un bouclier…
J'endosserai une kimbérique.
Ni une épée.
J'achèterai des péribaris.
Eh bien, les femmes ne devraient-elles pas être arrivées?
Sans doute, de par Zeus! elles devraient s'être abattues ici depuis longtemps.
Hélas! ma pauvre amie, tu vas voir que, en vraies Athéniennes, elles feront toujours tout plus tard qu'il ne faut. Je ne vois venir aucune femme de la Paralia ou de Salamis.
Je sais pourtant que, dès la pointe du jour, elles se sont embarquées sur des bateaux légers.
Et celles que je prévoyais et que je supposais devoir arriver ici les premières, les Akharniennes, elles ne viennent pas.
Cependant la femme de Théagénès, pour savoir si elle devait venir, a consulté l'oracle d'Hékatè. Mais en voici qui nous arrivent, et d'autres encore, et puis encore d'autres. Iou! Iou! D'où sont-elles?
D'Anagyros.
De par Zeus! on dirait, ce me semble, un soulèvement d'Anagyros.
Sommes-nous en retard, Lysistrata? Que dis-tu? Tu gardes le silence?
Je ne t'approuve pas, Myrrhina, d'arriver si tard pour une affaire d'importance.
C'est que j'ai eu de la peine, dans l'obscurité, à trouver ma ceinture. Mais si la chose est pressante, parle à celles qui sont présentes.
Non, de par Zeus! attendons un peu que les Boeotiennes et les Péloponésiennes soient arrivées.
Tu as tout à fait raison, et voici déjà Lampito qui s'avance. O chère Lakédæmonienne, salut, Lampito. Quelle beauté, ma très douce, brille en toi! Quel teint frais! Quelle sève dans toute ta personne! Tu étoufferais un taureau!
Je le crois bien, par les Gémeaux! Je fais de la gymnastique et je me donne des coups de talon dans le derrière.
Que tu as donc une belle gorge!
Vous me tâtez comme une victime.
Et d'où est cette autre jeune fille?
C'est, par les Gémeaux! une noble Boeotienne, qui vous arrive.
De par Zeus! la Boeotienne a un joli jardin.
Eh oui, de par Zeus! très soigné et gentiment épilé.
Et quelle est cette autre enfant?
Une fille de bonne maison, par les Gémeaux! une Korinthienne.
De bonne maison, de par Zeus! comme toutes celles qui nous viennent de là.
Mais enfin, qui est-ce qui a convoqué cette assemblée de femmes?
C'est moi.
Dis-moi donc ce que tu veux de nous.
Oui, de par Zeus! ma chère amie.
Dis-nous l'affaire que tu regardes comme si importante.
Je vais vous la dire; mais, auparavant, laissez-moi vous faire une petite question.
Comme tu voudras.
Ne regrettez-vous pas que les pères de vos enfants soient absents pour la guerre? Car je sais que nous avons toutes un mari là-bas.
Mon mari, voyez le malheur, est depuis cinq mois en Thrakè à garder Eukratès.
Le mien, depuis plus de sept mois, est à Pylos.
Le mien revient à peine de l'armée, qu'il reprend son bouclier, sa route, son vol, et part.
Et il ne nous est pas resté le moindre tison de galant! Depuis que les Milèsiens nous ont trahis, je n'ai plus vu d'engin de huit doigts, dont le cuir nous vînt en aide. Voulez-vous donc, si je trouve un moyen, vous unir à moi pour mettre fin à la guerre?
Oui, par les deux Déesses! dussé-je mettre cette robe en gage et en boire l'argent aujourd'hui même.
Moi, je serais prête à me partager en deux comme une sole, et à donner la moitié de moi-même.
Et moi, je gravirais jusqu'à la pointe du Taygéton, si je devais y voir la paix.
Je vais parler, je ne dois plus vous en faire mystère. Femmes, si nous voulons contraindre nos maris à faire la paix, il faut nous abstenir…
De quoi? Dis.
Le ferez-vous?
Nous le ferons, dussions-nous mourir.
Donc, il faut nous abstenir de la cohabitation… Pourquoi détournez-vous les yeux? Où allez-vous? Eh bien! Vous faites la moue, vous secouez la tête! Pourquoi changer de couleur? Pourquoi cette larme qui coule? Le ferez-vous ou ne le ferez-vous pas? Vous hésitez?
Non, je ne le ferai pas! Que la guerre continue!
Ni moi non plus, de par Zeus! Que la guerre continue!
C'est toi qui dis cela, ma sole? Tout à l'heure tu disais que tu étais prête à donner la moitié de toi-même!
Oui, oui, tout ce que tu voudras. Mais, s'il le faut, je veux passer à travers le feu. Avant tout, la cohabitation! Pas possible, ma chère Lysistrata.
Et toi?
Moi aussi, j'aime mieux passer à travers le feu.
O lubricité commune à tout mon sexe! Il n'est pas étonnant qu'on fasse sur nous des tragédies. Nous ne sommes que flots de Poséidôn et barques où l'on monte. Mais toi, ma chère Lakédæmonienne, si tu restes seule avec moi, nous pouvons encore sauver l'affaire; décidons ensemble.
C'est chose difficile, par les Gémeaux! de dormir seules, sans l'autre sexe. Il le faut pourtant: car la paix avant tout.
O la plus chérie et la seule vraiment femme!
Mais réellement, en nous abstenant de ce que tu dis, et fasse le Ciel que cela ne soit pas, est-ce que ce moyen assurerait mieux la paix?
Certainement, par les deux Déesses! Si nous nous tenions chez nous bien fardées, si nous nous présentions nues, sauf une tunique de fin lin, épilées tout ras, il y aurait tension chez nos maris et désir de nous embrasser; et si alors nous ne voulions pas, si nous pratiquions l'abstinence, ils se hâteraient d'entrer en arrangement, j'en suis certaine.
Oui, c'est ainsi que Ménélaos, voyant la gorge nue d'Hélénè, jeta, je crois, son épée.
Mais si nos maris nous laissent là, malheureuse?
Alors, selon le mot de Phérékratès, on écorchera une chienne écorchée.
Viande creuse que ces contrefaçons! Mais s'ils nous prennent et nous entraînent de force dans la chambre?
Cramponne-toi aux portes.
Et s'ils frappent, que faire?
Céder, mais de mauvaise grâce. Il n'y a pas de plaisir à cela, quand on y met de la violence. Il faut les tourmenter de toutes les manières. Sans doute ils seront vite à bout. Jamais l'homme n'éprouvera une vraie jouissance, si la femme n'y a point de part.
Si c'est là votre avis, c'est aussi le nôtre.
Nous déciderons nos maris à faire la paix tout à fait loyalement et sans détour. Mais la cohue athénienne, comment l'amènera-t-on à ne pas déraisonner?
N'aie crainte, nous nous chargeons des nôtres.
Non pas, tant que leurs trières auront des pieds, et qu'il y aura une masse inépuisable d'argent chez la Déesse.
De ce côté même tout est bien préparé. Nous nous emparerons aujourd'hui de l'Akropolis: il est enjoint aux plus âgées d'accomplir le fait; d'après nos prescriptions, elles feindront d'offrir un sacrifice, et elles se rendront maîtresses de l'Akropolis.
Tout ira pour le mieux, de la manière que tu dis.
Et pourquoi, tout de suite, Lampito, ne pas nous engager par un serment inviolable?
Prononce le serment, et puis nous jurerons.
Bien dit. Où est la femme skythe? Que regardes-tu? Pose ici un bouclier renversé, et qu'on m'amène la victime.
Lysistrata, quel serment nous feras-tu jurer?
Lequel? Sur un bouclier, comme autrefois dans Æskhylos, après avoir immolé une brebis.
Garde-toi, Lysistrata, de jurer sur un bouclier, quand il s'agit de la paix.
Quel sera donc alors notre serment?
Si nous prenions un cheval blanc, pour le sacrifier?
Où trouver un cheval blanc?
Sur quoi jurerons-nous donc?
Eh bien! moi, de par Zeus! si tu le veux bien, je vais te le dire. Plaçons là une grande coupe noire creuse: immolons dedans une amphore de vin de Thasos, et jurons sur cette coupe de n'y point verser d'eau.
Par la Terre! quel ineffable serment! Comme je l'approuve!
Qu'on apporte de l'intérieur une coupe et une amphore.
O femmes chéries, le superbe vase! Quelle joie pour quiconque s'en empare sur-le-champ!
Prends-le et mets la main sur la victime: «Divine Persuasion, et toi, Coupe amie de la joie, fais un favorable accueil aux offrandes des femmes.»
Quel beau sang! Que la couleur en est vermeille!
Et il a un bouquet délicieux, j'en jure par Kastor!
Femmes, laissez-moi jurer la première.
Non pas, par Aphroditè! puisque le sort ne t'a pas désignée.
Lampito, mettons toutes la main sur la coupe, et que l'une de vous répète, en votre nom, ce que moi je vais dire. Vous, faites le même serment et observez-le. «Aucun amant ni aucun époux…
«Aucun amant ni aucun époux…
«Qui vienne à moi, tête levée.» Dis.
«Qui vienne à moi, tête levée.» Hélas! mes genoux fléchissent, Lysistrata.
«Chez moi je mènerai une vie de recluse…
«Chez moi je mènerai une vie de recluse…
«Vêtue d'une robe jaune, et bien parée…
«Vêtue d'une robe jaune, et bien parée…
«Afin que mon mari s'éprenne vivement de moi.
«Afin que mon mari s'éprenne vivement de moi.
«Jamais, de bon gré, je ne céderai à mon mari…
«Jamais, de bon gré, je ne céderai à mon mari…
«Et si, malgré moi, il me prend de vive force…
«Et si, malgré moi, il me prend de vive force…
«Je m'y prêterai mal, et sans faire un mouvement…
«Je m'y prêterai mal, et sans faire un mouvement…
«Et je ne lèverai point au plafond mes jambes chaussées à la perse…
«Et je ne lèverai point au plafond mes jambes chaussées à la perse…
«Et je ne me tiendrai pas comme une lionne sur un couteau à fromage.
«Et je ne me tiendrai pas comme une lionne sur un couteau à fromage.
«Fidèle à ce serment, je pourrai boire de ce vin…
«Fidèle à ce serment, je pourrai boire de ce vin…
«Si je l'enfreins, que l'eau remplisse cette coupe!
«Si je l'enfreins, que l'eau remplisse cette coupe!»
Le jurez-vous toutes?
Oui, de par Zeus!
Voyons, alors, je sacrifie la victime.
Laisse-m'en une part, ma chère, pour cimenter dès à présent notre mutuelle affection.
Quels sont ces cris?
C'est ce que je vous disais. Les femmes sont à l'Akropolis de la Déesse: elles s'en sont emparées. Pour toi, Lampito, va-t'en mettre ordre à toutes nos affaires, et laisse-nous celles-ci en otages. Nous, rendons-nous avec les autres à l'Akropolis, et formons-y une barricade de poutres.
Ne crois-tu pas que les hommes ne vont pas tarder à se mettre en campagne contre nous?
Je ne m'en soucie guère. Ni les menaces, ni la flamme, dont leur venue s'armera, ne leur feront ouvrir ces portes, s'ils ne se soumettent à nos conditions.
Par Aphroditè! non, jamais; ou l'on aurait tort de nous appeler femmes invincibles et de malicieuse humeur.
Avance, Drakès; conduis-nous d'un bon pas, quoique tu souffres de l'épaule à porter ce fardeau de bois d'olivier vert. Il arrive bien des choses imprévues dans une longue vie, pheu! On n'eût jamais pensé, ô Strymodoros, qu'on apprendrait que les femmes, nourries par nous, peste réelle du foyer, s'empareraient de la statue sainte, prendraient mon Akropolis, et, à l'aide de barricades et de leviers, fermeraient les Propylæa. Mais, le plus vite possible, courons vers la ville, ô Philourgos: enveloppons de ces souches toutes celles qui ont tramé ce complot et l'ont mis à exécution; formons-en un seul bûcher, brûlons-les de nos propres mains et d'une résolution unanime, et d'abord la femme de Lykôn.
Non, j'en jure par Dèmètèr! moi vivant, nous ne servirons pas à leurs éclats de rire. Kléoménès, qui s'empara le premier de l'Akropolis, ne s'en tira pas sain et sauf: malgré sa fierté lakonienne, il n'échappa qu'en me livrant ses armes; ayant une casaque tout à fait chétive, crasseuse, sordide, ni épilé, ni lavé, depuis six ans. Voilà l'homme que j'ai pris d'assaut, de vive force, avec mes dix-sept rangs de boucliers, et dormant devant les portes. Et ces femmes, ennemies d'Euripidès et de tous les dieux, je ne pourrais point, par ma présence, réprimer leur audace? Alors, qu'il n'y ait plus de trophée pour moi dans la Tétrapolis!
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