Читать бесплатно книгу «Les Dieux ont soif» Анатоля Франса полностью онлайн — MyBook

"Citoyen Évariste, dit-elle, cette écharpe ne me plaira qu'autant qu'elle vous plaira à vous-même. Dessinez-moi un modèle, je vous prie. En l'attendant, je déferai comme Pénélope ce qui a été fait en votre absence."

Il répondit avec un sombre enthousiasme:

"Je m'y engage, citoyenne. Je vous dessinerai le glaive d'Harmodius: une épée dans une guirlande."

Et, tirant son crayon, il esquissa des épées et des fleurs dans ce style sobre et nu, qu'il aimait. Et, en même temps, il exposait ses doctrines.

"Les Français régénérés, disait-il, doivent répudier tous les legs de la servitude: le mauvais goût, la mauvaise forme, le mauvais dessin. Watteau, Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyrans et pour des esclaves. Dans leurs ouvrages, nul sentiment du bon style ni de la ligne pure; nulle part la nature ni la vérité. Des masques, des poupées, des chiffons, des singeries. La postérité méprisera leurs frivoles ouvrages. Dans cent ans, tous les tableaux de Watteau auront péri méprisés dans les greniers; en 1893, les étudiants en peinture recouvriront de leurs ébauches les toiles de Boucher. David a ouvert la voie: il se rapproche de l'antique; mais il n'est pas encore assez simple, assez grand, assez nu. Nos artistes ont encore bien des secrets à apprendre des frises d'Herculanum, des bas-reliefs romains, des vases étrusques."

Il parla longtemps de la beauté antique, puis revint à Fragonard, qu'il poursuivait d'une haine inextinguible:

"Le connaissez-vous, citoyenne?"

Élodie fit signe qu'oui.

"Vous connaissez aussi le bonhomme Greuze, qui certes est suffisamment ridicule avec son habit écarlate et son épée. Mais il a l'air d'un sage de la Grèce auprès de Fragonard. Je l'ai rencontré, il y a quelque temps, ce misérable vieillard, trottinant sous les arcades du Palais-Égalité, poudré, galant, frétillant, égrillard, hideux. A cette vue, je souhaitai qu'à défaut d'Apollon quelque vigoureux ami des arts le pendît à un arbre et l'écorchât comme Marsyas, en exemple éternel aux mauvais peintres."

Élodie fixa sur lui le regard de ses yeux gais et voluptueux:

"Vous savez haïr, monsieur Gamelin, faut-il croire que vous savez aussi ai…

–C'est vous, Gamelin?" fit une voix de ténor, la voix du citoyen Blaise qui rentrait dans son magasin, bottes craquantes, breloques sonnantes, basques envolées, et coiffé d'un énorme chapeau noir dont les cornes lui descendaient sur les épaules.

Élodie, emportant sa corbeille, monta dans sa chambre.

"Eh bien, Gamelin! demanda le citoyen Blaise, m'apportez-vous quelque chose de neuf?

–Peut-être", dit le peintre.

Et il exposa son idée:

"Nos cartes à jouer offrent un contraste choquant avec l'état des mœurs. Les noms de valet et de roi offensent les oreilles d'un patriote. J'ai conçu et exécuté le nouveau jeu de cartes révolutionnaire dans lequel aux rois, aux dames, aux valets sont substituées les Libertés, les Égalités, les Fraternités; les as, entourés de faisceaux, s'appellent les Lois… Vous annoncez Liberté de trèfle, Égalité de pique, Fraternité de carreau, Loi de cœur… Je crois ces cartes assez fièrement dessinées; j'ai l'intention de les faire graver en taille-douce par Desmahis, et de prendre un brevet."

Et, tirant de son carton quelques figures terminées à l'aquarelle, l'artiste les tendit au marchand d'estampes.

Le citoyen Blaise refusa de les prendre et détourna la tête.

"Mon petit, portez cela à la Convention, qui vous accordera les honneurs de la séance. Mais n'espérez pas tirer un sol de votre nouvelle invention, qui n'est pas nouvelle. Vous vous êtes levé trop tard. Votre jeu de cartes révolutionnaire est le troisième qu'on m'apporte. Votre camarade Dugourc m'a offert, la semaine dernière, un jeu de piquet avec quatre Génies, quatre Libertés, quatre Égalités. On m'a proposé un autre jeu où il y avait des sages, des braves, Caton, Rousseau, Annibal, qui sais-je encore!.. Et ces cartes avaient sur les vôtres, mon ami, l'avantage d'être grossièrement dessinées et gravées sur bois au canif. Que vous connaissez peu les hommes pour croire que les joueurs se serviront de cartes dessinées dans le goût de David et gravées dans la manière de Bartolozzi! Et c'est encore une étrange illusion de croire qu'il faille faire tant de façons pour conformer les vieux jeux de cartes aux idées actuelles. D'eux-mêmes, les bons sans-culottes en corrigent l'incivisme en annonçant: "Le tyran!" ou simplement: "Le gros cochon!" Ils se servent de leurs cartes crasseuses et n'en achètent jamais d'autres. La grande consommation de jeux se fait dans les tripots du Palais-Égalité: je vous conseille d'y aller et d'offrir aux croupiers et aux pontes vos Libertés, vos Égalités, vos… comment dites-vous?.. vos Lois de cœur… et vous reviendrez me dire comment ils vous ont reçu!"

Le citoyen Blaise s'assit sur le comptoir, donna des pichenettes sur sa culotte nankin pour en ôter les grains de tabac, et, regardant Gamelin avec une douce pitié:

"Permettez-moi de vous donner un conseil, citoyen peintre: si vous voulez gagner votre vie, laissez là vos cartes patriotiques, laissez là vos symboles révolutionnaires, vos Hercules, vos hydres, vos Furies poursuivant le crime, vos génies de la Liberté, et peignez-moi de jolies filles. L'ardeur des citoyens à se régénérer tiédit avec le temps et les hommes aimeront toujours les femmes. Faites-moi des femmes toutes roses, avec de petits pieds et de petites mains. Et mettez-vous dans la tête que personne ne s'intéresse plus à la Révolution et qu'on ne veut plus en entendre parler."

Du coup, Évariste Gamelin se cabra:

"Quoi! ne plus entendre parler de la Révolution!.. Mais l'établissement de la liberté, les victoires de nos armées, le châtiment des tyrans sont des événements qui étonneront la postérité la plus reculée? Comment n'en pourrions-nous pas être frappés?.. Quoi! la secte du sans-culotte Jésus a duré près de dix-huit siècles, et le culte de la Liberté serait aboli après quatre ans à peine d'existence!"

Mais Jean Blaise, d'un air de supériorité:

"Vous êtes dans le rêve; moi, je suis dans la vie. Croyez-moi, mon ami, la Révolution ennuie: elle dure trop. Cinq ans d'enthousiasme, cinq ans d'embrassades, de massacres, de discours, de Marseillaise, de tocsins, d'aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes à cheval sur des canons, d'arbres de la Liberté coiffés du bonnet rouge, de jeunes filles et de vieillards traînés en robes blanches dans des chars de fleurs; d'emprisonnements, de guillotine, de rationnements, d'affiches, de cocardes, de panaches, de sabres, de carmagnoles, c'est long! Et puis l'on commence à n'y plus rien comprendre. Nous en avons trop vu, de ces grands citoyens que vous n'avez conduits au Capitole que pour les précipiter ensuite de la roche Tarpéienne, Necker, Mirabeau, La Fayette, Bailly, Pétion, Manuel, et tant d'autres. Qui nous dit que vous ne préparez pas le même sort à vos nouveaux héros?.. On ne sait plus.

–Nommez-les, citoyen Blaise, nommez-les ces héros que nous nous préparons à sacrifier! dit Gamelin, d'un ton qui rappela le marchand d'estampes à la prudence.

–Je suis républicain et patriote, répliqua-t-il, la main sur son cœur. Je suis aussi républicain que vous, je suis aussi patriote que vous, citoyen Évariste Gamelin. Je ne soupçonne pas votre civisme et ne vous accuse nullement de versatilité. Mais sachez que mon civisme et mon dévouement à la chose publique sont attestés par des actes nombreux. Mes principes, les voici: Je donne ma confiance à tout individu capable de servir la nation. Devant les hommes que la voix publique désigne au périlleux honneur du pouvoir législatif, comme Marat, comme Robespierre, je m'incline; je suis prêt à les aider dans la mesure de mes faibles moyens et à leur apporter l'humble concours d'un bon citoyen. Les comités peuvent témoigner de mon zèle et de mon dévouement. En société avec de vrais patriotes, j'ai fourni de l'avoine et du fourrage à notre brave cavalerie, des souliers à nos soldats. Aujourd'hui même, je fais envoyer de Vernon soixante bœufs à l'armée du Midi, à travers un pays infesté de brigands et battu par les émissaires de Pitt et de Condé. Je ne parle pas; j'agis."

Gamelin remit tranquillement ses aquarelles dans son carton, dont il noua les cordons et qu'il passa sous son bras.

"C'est une étrange contradiction, dit-il, les dents serrées, que d'aider nos soldats à porter à travers le monde cette liberté qu'on trahit dans ses foyers en semant le trouble et l'inquiétude dans l'âme de ses défenseurs… Salut, citoyen Blaise."

Avant de s'engager dans la ruelle qui longe l'Oratoire, Gamelin, le cœur gros d'amour et de colère, se retourna pour donner un regard aux œillets rouges fleuris sur le rebord d'une fenêtre.

Il ne désespérait point du salut de la patrie. Aux propos inciviques de Jean Blaise il opposait sa foi révolutionnaire. Encore lui fallait-il reconnaître que ce marchand ne prétendait pas sans quelque apparence de raison que désormais le peuple de Paris se désintéressait des événements. Hélas! il n'était que trop certain qu'à l'enthousiasme de la première heure succédait l'indifférence générale, et qu'on ne reverrait plus les grandes foules unanimes de Quatre-vingt-neuf, qu'on ne reverrait plus les millions d'âmes harmonieuses qui se pressaient en Quatre-vingt-dix autour de l'autel des fédérés. Eh bien! les bons citoyens redoubleraient de zèle et d'audace, réveilleraient le peuple assoupi, en lui donnant le choix de la liberté ou de la mort.

Ainsi songeait Gamelin, et la pensée d'Élodie soutenait son courage.

Arrivé aux quais, il vit le soleil descendre à l'horizon sous des nuées pesantes, semblables à des montagnes de lave incandescente; les toits de la ville baignaient dans une lumière d'or; les vitres des fenêtres jetaient des éclairs. Et Gamelin imaginait des Titans forgeant, avec les débris ardents des vieux mondes, Dicé, la cité d'airain.

N'ayant pas un morceau de pain pour sa mère ni pour lui, il rêvait de s'asseoir à la table sans bouts qui convierait l'univers et où prendrait place l'humanité régénérée. En attendant, il se persuadait que la patrie, en bonne mère, nourrirait son enfant fidèle. Se roidissant contre les dédains du marchand d'estampes, il s'excitait à croire que son idée d'un jeu de cartes révolutionnaire était nouvelle et bonne et qu'avec ses aquarelles bien réussies il tenait une fortune sous son bras. "Desmahis les gravera, pensait-il. Nous éditerons nous-mêmes le nouveau jeu patriotique et nous sommes sûrs d'en vendre dix mille, à vingt sols chaque, en un mois."

Et, dans son impatience de réaliser ce projet, il se dirigea à grands pas sur le quai de la Ferraille, où logeait Desmahis, au-dessus du vitrier.

On entrait par la boutique. La vitrière avertit Gamelin que le citoyen Desmahis n'était pas chez lui, ce qui ne pouvait beaucoup surprendre le peintre, qui savait que son ami était d'humeur vagabonde et dissipée, et qui s'étonnait qu'on pût graver autant et si bien qu'il le faisait avec aussi peu d'assiduité. Gamelin résolut de l'attendre un moment. La femme du vitrier lui offrit un siège. Elle était morose et se plaignait des affaires qui allaient mal, quoiqu'on eût dit que la Révolution, en cassant les carreaux, enrichissait les vitriers.

La nuit tombait: renonçant à attendre son camarade, Gamelin prit congé de la vitrière. Comme il passait sur le Pont-Neuf, il vit déboucher du quai des Morfondus des gardes nationaux à cheval qui refoulaient les passants, portaient des torches et, avec un grand cliquetis de sabres, escortaient une charrette qui traînait lentement à la guillotine un homme dont personne ne savait le nom, un ci-devant, le premier condamné du nouveau tribunal révolutionnaire. On l'apercevait confusément entre les chapeaux des gardes, assis, les mains liées sur le dos, la tête nue et ballante, tournée vers le cul de la charrette. Le bourreau se tenait debout près de lui, appuyé à la ridelle. Les passants, arrêtés, disaient entre eux que c'était probablement quelque affameur du peuple et regardaient avec indifférence. Gamelin, s'étant approché, reconnut parmi les spectateurs Desmahis, qui s'efforçait de fendre la foule et de couper le cortège. Il l'appela et lui mit la main sur l'épaule; Desmahis tourna la tête. C'était un jeune homme beau et vigoureux.

On disait naguère, à l'académie, qu'il portait la tête de Bacchus sur le corps d'Hercule. Ses amis l'appelaient "Barbaroux", à cause de sa ressemblance avec ce représentant du peuple.

"Viens, lui dit Gamelin, j'ai à te parler d'une affaire importante.

–Laisse-moi!" répondit vivement Desmahis.

Et il jeta quelques mots indistincts, en guettant le moment de s'élancer:

"Je suivais une femme divine, en chapeau de paille, une ouvrière de modes, ses cheveux blonds sur le dos: cette maudite charrette m'en a séparé… Elle a passé devant, elle est déjà au bout du pont."

Gamelin tenta de le retenir par son habit, jurant que la chose était d'importance.

Mais Desmahis s'était déjà coulé à travers chevaux, gardes, sabres et torches et poursuivait la demoiselle de modes.

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