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George Sand
Correspondance, 1812-1876 – Tome 3

CCLXIV
A. MAURICE SAND, A PARIS

Nohant, 18 février 1848.

Mon cher garçon,

Je suis bien contente d'avoir de tes nouvelles. Je ne suis pas bien gaie loin de toi, quoique je me batte les flancs pour l'être. Mais, enfin, il faut bien que tu remues un peu et que tu prennes l'air du bureau, que tu respires l'air pur et embaumé de Paris, et que tu ailles adorer les décrets divins du jury de peinture. Apprête-toi à tout ce qu'il y a de pis, afin de n'avoir pas la souffrance et le dépit des autres années.

Il me faut tout de suite les états de service de mon père: je t'avais dit que c'était une des choses les plus pressées, ainsi que de te renseigner auprès de ton oncle. Mais tu te plonges dans les délices du carnaval, et tu oublies tes commissions. Amuse-toi, c'est fort bien, «nous n'en doutons pas», comme on dit à Dun-le-Carrick; mais il faut faire marcher de front les affaires et les plaisirs, ni plus ni moins qu'un petit Buonaparte. Songe que, si je suis en retard, et que je paye mille francs d'amende par quinzaine, ça ne sera pas du tout drôle. Or, j'arrive dans très peu de jours à l'époque de la vie de mon père où je ne sais plus rien. Les Villeneuve n'en savent rien non plus. J'ai écrit au général Exelmans; mais il est à Bayonne, et Dieu sait quand il me répondra, Dieu sait de quoi il se souviendra. Mon oncle doit savoir les campagnes que mon père a faites depuis 1804 jusqu'à 1808. Demande surtout les états de service; avec cela, on est sûr des principaux faits. Vite, vite et vite!

Rien de changé ici, en dehors de ton absence, qui fait un grand changement. Borie est encloué comme un canon, c'est-à-dire qu'il a un clou je ne sais pas où, mais je présume que c'est dans un vilain endroit. Il est sens dessus dessous à l'idée qu'on va faire une révolution dans Paris. Mais je n'y vois pas de prétexte raisonnable dans l'affaire des banquets. C'est une intrigue entre ministres qui tombent et ministres qui veulent monter. Si l'on fait du bruit autour de leur table, il n'en résultera que des horions, des assassinats commis par les mouchards sur des badauds inoffensifs, et je ne crois pas que le peuple prenne parti pour la querelle de M. Thiers contre M. Guizot. Thiers vaut mieux à coup sûr; mais il ne donnera pas plus de pain aux pauvres que les autres. Ainsi je t'engage à ne pas aller flâner par là; car on peut y être écharpé sans profit pour la bonne cause. S'il fallait que tu te sacrifiasses pour la patrie, je ne t'arrêterais pas, tu le sais; mais se faire assommer pour Odilon Barrot et compagnie, ce serait trop bête. Écris-moi ce que tu auras vu de loin, et ne te fourre pas dans la bagarre, si bagarre il y a, ce que je ne crois pourtant pas.

Tu ne savais donc pas que Bakounine avait été banni par notre honnête gouvernement. J'ai reçu une lettre de lui il y a un mois environ, et je crois te l'avoir lue; mais tu ne t'en souviens pas. Je lui ai répondu, avouant que nous étions gouvernés par de la canaille, et que nous avions grand tort de nous laisser faire. Au reste, l'Italie est sens dessus dessous. La Sicile se déclare indépendante, ou peu s'en faut, Naples est en révolution et le roi cède. Ces nouvelles sont certaines à présent. Seulement tout ce qu'ils y gagneront, c'est de passer du gouvernement despotique au gouvernement constitutionnel, de la brutalité à la corruption, de la terreur à l'infamie, et, quand ils en seront là, ils feront comme nous, ils y resteront longtemps. Non, je ne crois pas non plus à la chimère de Borie.

Nous sommes une génération de fainéants et le Dieu nouveau s'appelle Circulus. Tâchons, dans notre coin, de ne pas devenir ignobles, afin que, si, sur mes vieux jours, ou sur les tiens, il y a un changement à tout cela, nous puissions en jouir sans rougir de notre passé.

Bonsoir, mon Bouli.

CCLXV
AU MÊME

Nohant, 23 février 1848.

Mon enfant,

Nous sommes bien inquiets ici, comme tu peux croire. Nous savons seulement ce soir que la journée de mardi a été agitée et que celle d'aujourd'hui a dû l'être encore davantage. Il faut que tu reviennes tout de suite; non pas que je me livre à de puériles frayeurs, ni que je veuille te les faire partager, quand même je les éprouverais.

Tu sais bien que je ne te donnerais pas un conseil de couardise. Mais ta place est ici, s'il y a des troubles sérieux. Une révolution à Paris aurait son contrecoup immédiat dans les provinces, et surtout ici, où les nouvelles arrivent en quelques heures. Tu as donc des devoirs à remplir dans ton domicile et ton absence ne serait pas excusable. Je ne te parle pas de moi: je ne crois à aucun danger personnel et ne suis d'ailleurs pas du tout disposée à m'en préoccuper. Mais, si j'avais à agir et à me prononcer pour quoi que ce soit, tu es mon représentant naturel. Viens donc tout de suite, à moins que tu ne voies la tranquillité absolument rétablie. Laisse à Lambert le soin de nos affaires à Paris. Tu y retourneras d'ailleurs dans quelques jours, quand nous aurons vu l'état des choses.

Bonsoir, mon enfant; je t'attends. J'espère un mot de toi demain matin. Si la poste n'arrive pas, c'est que l'affaire aura été sérieuse. Mais tu n'as là, je le répète, aucun devoir à remplir, et, ici, tu peux en avoir auxquels il ne faut pas manquer.

Je t'embrasse mille fois.

Ta mère.

CCLXVI
AU MÊME

Nohant, 24 février 1848.

Mon enfant,

Ta lettre de mardi, reçue ce matin jeudi, m'a fait grand bien. Dieu veuille que j'en reçoive encore une demain matin; car on nous a annoncé la journée de mercredi comme devant être grave, et mes inquiétudes ne sont calmées que pour renaître. Je vois que tu cours et que tu flânes, je m'y attendais bien; mais, au moins, puisses-tu être prudent et adroit pour échapper aux chocs de ce grand ébranlement. Si tout est fini, reste à Paris pour achever tes affaires. Mais, si l'agitation continue, conforme-toi à ma lettre d'hier.

Rollinat est ici jusqu'à dimanche, et nous parlons sans cesse de Paris et de toi. Borie se lève à huit heures du matin, et court à la Châtre pour me rapporter tes lettres. Bonjour au petit Lambert; qu'il soit prudent pour lui et pour toi. Bonsoir, mon cher enfant. Je suis inquiète et je t'aime. Je voudrais être à demain.

Ta mère.

CCLXVII
A M. GIRERD, A NEVERS

Paris, lundi soir, 6 mars 1848.

Mon ami,

Tout va bien. Les chagrins personnels disparaissent quand la vie publique nous appelle et nous absorbe. La République est la meilleure des familles, le peuple est le meilleur des amis. Il ne faut pas songer à autre chose.

La République est sauvée à Paris; il s'agit de la sauver en province, où sa cause n'est pas gagnée. Ce n'est pas moi qui ai fait faire ta nomination: mais c'est moi qui l'ai confirmée; car le ministre m'a rendue en quelque sorte responsable de la conduite de mes amis, et il m'a donné plein pouvoir pour les encourager, les stimuler, et les rassurer contre toute intrigue de la part de leurs ennemis, contre toute faiblesse de la part du gouvernement. Agis donc avec vigueur, mon cher frère. Dans une situation comme celle où nous sommes, il ne faut pas seulement du dévouement et de la loyauté, il faut du fanatisme au besoin. Il faut s'élever, au-dessus de soi-même, abjurer toute faiblesse, briser ses propres affections si elles contrarient la marche d'un pouvoir élu par le peuple et réellement, foncièrement révolutionnaire. Ne t'apitoie pas sur le sort de Michel: Michel est riche, il est ce qu'il a souhaité, ce qu'il a choisi d'être. Il nous a trahis, abandonnés, dans les mauvais jours. A présent, son orgueil, son esprit de domination se réveillent. Il faudra qu'il donne à la République des gages certains de son dévouement s'il veut qu'elle lui donne sa confiance. La députation est un honneur qu'il peut briguer et que son talent lui assure peut-être. C'est là qu'il montrera ce qu'il est, ce qu'il pense aujourd'hui. Il le montrera à la nation entière. Les nations sont généreuses et pardonnent à ceux qui reviennent de leurs erreurs.

Quant au devoir d'un gouvernement provisoire, il consiste à choisir des hommes sûrs pour lancer l'élection dans une voie républicaine et sincère. Que l'amitié fasse donc silence, et n'influence pas imprudemment l'opinion en faveur d'un homme qui est assez fort pour se relever lui-même si son coeur est pur et sa volonté droite.

Je ne saurais trop te recommander de ne pas hésiter à balayer tout ce qui a l'esprit bourgeois. Plus tard, la nation, maîtresse de sa marche, usera d'indulgence si elle le juge à propos, et elle fera bien si elle prouve sa force par la douceur. Mais, aujourd'hui, si elle songe à ses amis plus qu'à son devoir, elle est perdue, et les hommes employés par elle à son début auront commis un parricide.

Tu vois, mon ami, que je ne saurais transiger avec la logique. Fais comme moi. Si Michel et bien d'autres déserteurs que je connais avaient besoin de ma vie, je la leur donnerais volontiers, mais ma conscience, point. Michel a abandonné la démocratie, en haine de la démagogie. Or il n'y a plus de démagogie. Le peuple a prouvé qu'il était plus beau, plus grand, plus pur que tous les riches et les savants de ce monde. Le calomnier la veille pour le flatter le lendemain m'inspire peu de confiance, et j'estimerais encore mieux Michel s'il protestait aujourd'hui contre la République. Je dirais qu'il s'est trompé, qu'il se trompe, mais qu'il est de bonne foi.

Peut-être croit-il désormais travailler pour une république aristocratique où le droit des pauvres sera refoulé et méconnu. S'il agit ainsi, il brisera l'alliance qui s'est cimentée d'une manière sublime, sur les barricades, entre le riche et le pauvre. Il perdra la République et la livrera aux intrigants; et le peuple, qui sent sa force, ne les supportera plus. Le peuple tombera dans des excès condamnables si on le trahit; la société sera livrée à une épouvantable anarchie, et ces riches qui auront détruit le pacte sacré deviendront pauvres à leur tour dans des convulsions sociales où tout succombera.

Ils seront punis par où ils auront péché; mais il sera trop tard pour se repentir. Michel ne connaît pas et n'a jamais connu le peuple; que ne le voit-il aujourd'hui! Il jugerait sa force et respecterait sa vertu.

Courage, volonté, persévérance à toute épreuve. Je suis à toi pour la vie.

GEORGE.

Je serai demain soir 7 mars à Nohant pour une huitaine de jours; après quoi, je reviendrai probablement ici pour m'y consacrer entièrement aux nouveaux devoirs que la situation nous crée.

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