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Alphonse Allais
Deux et deux font cinq / oeuvres anthumes

POLYTYPIE

Je le connus dans une vague brasserie du quartier Latin.

Il s'installa près de la table où je me trouvais, et commanda six tasses de café.

–Tiens, pensai-je, voilà un monsieur qui attend cinq personnes.

Erronée déduction, car ce fut lui seul qui dégusta les six moka, l'un après l'autre, bien entendu, car aurait-il pu les boire tous ensemble, ou même simultanément?

S'apercevant de ma légère stupeur, il se tourna vers moi, et d'une voix nonchalante, qui laissait traîner les mots comme des savates, il me dit:

–Moi… je suis un type dans le genre de Balzac… je bois énormément de café.

Un tel début n'était point fait pour me déplaire. Je me rapprochai.

Il demanda de quoi écrire.

Les premières phrases qu'il écrivit, il en froissa le papier et le déjeta sous la table.

Ainsi fut de pas mal de suivantes. Les brouillons de lettres jonchaient le sol.

De la même voix nonchalante, il me dit:

–Moi… je suis un type dans le genre de Flaubert… je suis excessivement difficile pour mon style.

Et nous nous connûmes davantage.

Comme une confidence en vaut une autre, je lui avouai que j'étais né à Honfleur. Une moue lui vint:

–Moi… je suis un type dans le genre de Charlemagne… je n'aime pas beaucoup les Normands.

Le malentendu s'éclaircit, et je sus d'où il était:

–Moi… je suis un type dans le genre de Puvis de Chavannes… je suis né à Lyon.

Son père, un boucher des Brotteaux, avait tenu à ce qu'il débutât dans la partie:

–Moi… je suis un type dans le genre de Shakespeare… j'ai été garçon boucher.

De la bonne amie qu'il détenait, voici comment j'appris le nom:

–Moi… je suis un type dans le genre de Napoléon Ier… ma femme s'appelle Joséphine.

La susdite le trompa avec un Anglais. Il n'en ressentit qu'une dérisoire angoisse.

–Moi… je suis un type dans le genre de Molière… je suis cocu.

Joséphine et lui, d'ailleurs, n'étaient point faits pour s'entendre. Joséphine avait la folie des jeunes hommes à peau très blanche. Et il ajoutait:

–Moi… je suis un type dans le genre de Taupin…

(Le reste de la phrase se perdit dans la rafale.)

Nous résolûmes, un jour, de déjeuner ensemble… Rendez-vous à midi précis, j'arrivai à midi et une minute.

Il tira froidement sa montre:

–Moi… je suis un type dans le genre de Louis XIV… j'ai failli attendre.

De la sérieuse ophthalmie qu'il avait eue, il se voyait presque guéri, et s'en félicitait de la sorte, variant sa formule, un peu:

–Moi… je ne voudrais pas être un type dans le genre d'Homère ou de Milton.

Et puis, tout à fait éteint en son cœur le souvenir de Joséphine, il en aima une autre.

Laquelle ne voulut rien savoir.

Alors, il la tua.

Et ce fut l'arrestation.

Pressé de questions par le juge d'instruction, il se contenta de répondre:

–Moi… je suis un type dans le genre d'Avinain… je n'avoue jamais.

Et ce fut la cour d'assises.

Là, il voulut bien parler.

–Moi… je suis un type dans le genre d'Antony… Elle me résistait, je l'ai assassinée!…

Le jury n'admit aucune circonstance atténuante. La mort!

Mal conseillé, Félix Faure ne sut point le gracier.

Pauvre gars! Je le vois encore, Pierrot blême, les mains liées sur le dos, les pattes entravées, sa malheureuse chemise à grands coups de ciseaux échancrée.

Au tout petit jour, les portes de la Roquette s'ouvrirent.

Il m'aperçut dans l'assistance, se tourna vers moi, et d'une voix nonchalante qui laissait traîner les mots comme des savates, il me dit:

–Moi… je suis un type dans le genre de Jésus-Christ… je meurs à trente-trois ans.

ET DAUDET?

—Et Daudet? me demanda le capitaine Flambeur.

–Daudet? m'interloquai-je. Quel Daudet?

–Eh bien! Daudet, parbleu, l'auteur, Alphonse Daudet!

–À propos de quoi me parlez-vous de Daudet?

–Pour savoir s'il est un peu recalé.

–Recalé?… Daudet?…

Alors, subitement, une flambée de ressouvenance m'éclaira.

–Ah! oui, Daudet!… Eh bien! oui, il est, tout à fait recalé maintenant!

–Tant mieux! Tant mieux! Pauvre gars!

Pour la clarté de ce récit, comme dit Georges Ohnet, il nous faut revenir de quelques années en arrière.

Le père Flambeur, un vieux capitaine au long cours de mon pays, le meilleur homme de la terre, extrêmement rigolo (ce qui ne gâte rien), débarqua un jour à Paris, pour voir l'Exposition de 1889.

(Le but de ce voyage m'évite la peine de vous indiquer la date.)

Tout de suite, il arriva au Chat Noir où je tenais mes grandes et petites assises et me promut son cicerone.

J'acceptai avec joie, le père Flambeur étant un joyeux et dépensier drille, moi pas très riche, à l'époque (et pas davantage, d'ailleurs, maintenant)1.

Ce vieux loup de mer avait une manie étrange: connaître des grands hommes.

Je lui en servis autant qu'il voulut.

À vrai dire, ce n'étaient point des grands hommes absolument authentiques, mais les camarades se prêtaient de bonne grâce à cette innocente supercherie, qui n'était point sans leur rapporter des choucroutes garnies et des bocks bien tirés.

–Mon cher Zola, permettez-moi de vous présenter un de mes bons amis, le capitaine Flambeur.

–Enchanté, monsieur.

Ou bien:

–Tiens, Bourget! Comment ça va?… M. Paul Bourget… Le capitaine Flambeur.

–Très honoré, monsieur.

Émile Zola, autant que je puis me le rappeler, était représenté par mon ami Georges Moynet, avec lequel il a une vague analogie.

Quant à Bourget, son pâle sosie se trouvait être une manière de peintre hollandais dont j'ai oublié le nom et qui n'a pas dégrisé pendant les deux ou trois ans qu'il passa à Paris.

Et le reste à l'avenant.

Le malheur, c'est que le capitaine Flambeur avait meilleure mémoire que moi et me mettait parfois dans un cruel embarras.

–Tiens, s'écriait-il tout haut, voilà Pasteur qui entre!… Hé! Pasteur, un vermout avec nous, hein!

Régulièrement, Pasteur acceptait le vermout, à condition que ce fût une absinthe.

Pardon, Zola! Pardon, Bourget! Pardon, Pasteur! Et pardon tous les autres, littérateurs, poètes, peintres, savants, membres de l'Institut ou pas!

Un jour, au tout petit matin…

(Étions-nous déjà levés, ou si nous n'étions pas encore couchés? Cruelle énigme!)

Un jour, au tout petit matin, nous passions place Clichy, sur laquelle se dresse la statue du général Moncey (et non pas Monselet, comme prononce à tort ma femme de ménage).

Le piédestal de cette statue est garni d'un banc circulaire en granit, sur lequel des vagabonds s'étalent volontiers pour reposer leurs pauvres membres las.

Un nécessiteux dormait là, accablé de fatigue.

Son chapeau avait roulé à terre, un ancien chapeau chic, de chez Barjeau, mais devenu tout un poème de poussière de crasse.

Et, au fond du chapeau, luisaient encore, un peu éteintes, deux initiales: A. D.

–Tenez, capitaine Flambeur, regardez bien ce bonhomme-là. Je vous dirai tout à l'heure qui c'est.

–Qui est-ce?

–Alphonse Daudet.

–Alphonse Daudet!… Celui qui a fait Tartarin de Tarascon?

–Lui-même!

–C'est vrai, pourtant. Voilà son chapeau avec ses initiales… Ah! le pauvre bougre!… Mais il ne gagne donc pas d'argent?

–Si, il gagne beaucoup d'argent, mais, malheureusement, c'est un homme qui boit!

–C'est égal, c'est bien triste de voir un homme de cette valeur-là dans cette purée!

–Ah! oui, bien triste! Mais, pour moi, un homme qui boit n'est pas un homme intéressant.

–Je ne vous dis pas, mais… si on le réveillait pour lui payer à déjeuner?

–Gardez-vous-en bien! Daudet est malheureux, mais très fier.

Alors, très discrètement, le bon papa Flambeur tira une pièce de cent sous de son porte-monnaie et l'inséra dans la poche de l'auteur des Kamtchatka.

J'avais oublié cette histoire: il a fallu, pour me la rappeler, que le capitaine Flambeur me demandât, l'autre jour:

–Et Daudet?

ANTIBUREAUCRATIE

Ma jument baie cerise était atteinte de coqueluche, et mon alezan hors de service à la suite de chagrins d'amour. Quant à mes robustes percherons, impossible de compter sur eux, totalement abrutis qu'ils sont par la lecture à haute voix, devant eux, de la chronique d'un penseur bien personnel et profond.

D'autre part, je me trouvais dénué des deux francs nécessaires à la mobilisation d'un fiacre!

Alors, quoi?

Aller à pied, dites-vous?

J'aurais bien voulu vous y voir.

C'était loin, où j'allais, très loin, dans un endroit situé à une portée de fusil environ et deux encâblures du tonnerre de Dieu! je résolus donc de prendre l'omnibus.

Je grimpai sur l'impériale et versai quinze centimes ès-mains du conducteur.

Voilà donc une situation claire et nettement établie:

Je suis sur l'impériale, j'ai versé les quinze centimes de ma place. Je puis donc passer, la tête haute, devant l'Administration de la Compagnie des Omnibus. Bon.

Tout à coup, le temps changea et des gouttes d'eau se mirent à choir.

Or, j'avais mis, la veill', mon parapluie en gage.

(J'ai élidé l'e de veille pour que la phrase constituât un alexandrin joli et coquet.)

Je descendis dans l'intérieur du véhicule et remis ès-mains du conducteur un supplément, ou plutôt, pour employer le mot propre, un complément de quinze centimes.

Voici donc une nouvelle situation claire et nettement établie:

Je suis dans l'intérieur d'un omnibus, j'ai versé les trente centimes de ma place, je puis donc… (Voir la suite plus haut.)

L'omnibus s'arrêta: on était devant un bureau.

Une tête de brute avinée apparut, et cette tête clama sans urbanité:

–Voyageur descendu de l'impériale?

C'est à moi, s'il vous plaît, que ce discours s'adressait.

Devant cette tête de brute, cette voix éraillée et ce ton goujateux, je résolus soudain de garder un silence de sépulcre.

–Voyageur descendu de l'impériale? rogomma de nouveau le bas fonctionnaire.

Même mutisme.

Alors la discourtoisie du contrôleur s'exhala en propos blasphématoires, où le saint nom de Notre-Seigneur se trouvait fâcheusement mêlé.

Ce sacrilège n'eut point le don de m'émouvoir.

–Mais, sacré mille tonnerres de bon D… de nom de D…! Il y a ici un voyageur descendu de l'impériale! Ous qu'il est?

–C'est monsieur, intervint le conducteur en me désignant.

–C'est vous qui êtes descendu de l'impériale?

–Hein? me décidai-je à faire.

–C'est vous qui êtes descendu de l'impériale?

–Qu'est-ce que ça peut bien vous f… à vous?

–Comment, qu'est-ce que ça peut bien me f…?

–Oui, que je sois descendu de l'impériale ou de la lune.

–C'est pour le contrôle.

–Le contrôle? Quel contrôle? Est-ce que je suis chargé de faire le contrôle de votre sale guimbarde?

Nouveaux blasphèmes véhéments du contrôleur.

–Pardon! m'écriai-je, de combien est la place que j'occupe en ce moment?

–De trente centimes.

–Conducteur, combien vous ai-je versé?

–Trente centimes.

–Eh bien! alors, je ne vous dois rien, ni un sou, ni une explication. Si votre Compagnie tient tant que ça au contrôle, elle n'a qu'à mettre un contrôleur à l'impériale, un contrôleur à l'intérieur et un contrôleur sur les marches. Mais, sous aucun prétexte, je n'entends être mêlé à cette ridicule et odieuse bureaucratie.

–Enfin, voulez-vous, oui ou non, dire si c'est vous qui êtes descendu de l'impériale?

–M…!

Je dois déclarer que tout le monde dans l'omnibus me donnait tort, cohue lâche et servile d'Européens, indignes de la liberté.

Seule, une petite jeune fille, qui tenait le Journal à la main, semblait plongée dans une joie profonde par toute cette scène. (Si ces lignes viennent à lui tomber sous les yeux, un petit mot d'elle me fera plaisir.)

–Et puis, repris-je d'un air furibard, voilà cinq minutes que vous me faites perdre; je me plaindrai au Conseil municipal. Je suis l'ami intime de M. Pierre Baudin.

Est-ce cette menace? Est-ce le désir légitime de mettre fin à cette pénible histoire? Ne sais, mais l'omnibus se décida à partir.

Mes covoyageurs me contemplaient avec des regards de basse-cour en courroux.

Ce fut surtout le lendemain que je m'amusai beaucoup. Passant devant le bureau d'omnibus où s'était perpétré ce conflit, j'interpellai la brute avinée:

–J'ai beaucoup réfléchi depuis hier. J'aime mieux tout avouer.

–Hein?

–Le voyageur descendu de l'impériale, eh bien! c'était moi!

...
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