Nous avons ici deux pièces en une, et, malgré son titre modeste de Prologue, la première n'est pas celle qui nous plaît le moins. Christophe Sly est un des caractères les plus naturels de Shakspeare; il a toute la physionomie de Sancho Pança, et nous devons regretter qu'à partir du second acte ses commentaires sur la comédie qu'on représente devant lui ne soient pas parvenus jusqu'à nous. Chaque fois qu'une scène paraît digne de remarque, on est tenté de se demander ce que le poëte a dû faire observer à ce personnage pour qui sont tous les honneurs de la fête. Cette idée d'un paysan ivre, qu'un prince s'amuse à métamorphoser en grand seigneur, n'est plus neuve aujourd'hui; bien des conteurs et des auteurs dramatiques s'en sont emparés; mais nous ne connaissons aucune pièce qu'on puisse comparer à celle où Christophe Sly joue un rôle si comique et si vrai.
Nous ne citerons pas tous les auteurs de nouvelles, de ballades, etc., qui pourraient se disputer l'honneur d'avoir fourni cette idée à Shakspeare; l'un veut que ce soit à un conte oriental qu'il l'ait empruntée, et l'autre à une anecdote véritable racontée par Goulard dans son Thrésor d'histoires admirables et merveilleuses.
La pièce offre deux intrigues distinctes, mais liées et fondues ensemble avec beaucoup d'art, de manière à former un tout. L'amour de Lucentio et de Bianca se retrouve dans une comédie de l'Arioste, Gli Suppositi, traduite en anglais, en 1566, par Georges Gascoigne, et mise au théâtre la même année. Le jeune homme et son valet changent d'habits et de rôle pour supplanter un vieux rival, et emploient, comme Lucentio et Tranio, un étranger venu de Sienne, qu'ils déterminent à son déguisement de père, en lui faisant croire qu'il y va de la vie pour lui d'être reconnu à Ferrare. Le rôle brillant de la Méchante Femme est celui de Petruchio; nous ne pouvons nous empêcher de donner quelquefois tort à son obstination, à ses caprices bizarres et à l'extravagance qu'il affecte pour dompter la pauvre Catherine; car elle devient à la fin si malheureuse qu'on est tenté de la plaindre. En général, toutes les scènes entre elle et Petruchio sont divertissantes, et ne manquent pas de poésie, quoique les inventions de Petruchio aient quelquefois une espèce de grossièreté qui répugne à l'élégance de nos moeurs modernes. La Méchante Femme mise à la raison nous semble plutôt faite pour plaire aux maris du peuple qu'à ceux de la bonne compagnie.
La Méchante Femme mise à la raison (The Taming of the Shrew), fut imprimée pour la première fois dans la collection in-folio des pièces de Shakspeare en 1623. Dès 1594, on vendait à Londres un petit volume intitulé: A pleasant conceited Historie called the Taming of a Shrew. On pense généralement que cette comédie anonyme fut jouée avant the Taming of the Shrew de Shakspeare. Il y a entre les deux pièces bien plus qu'une analogie de titre. Malgré la supériorité de la seconde sur la première, on trouve entre elles de telles ressemblances que l'on est obligé de supposer, ou qu'elles sont toutes les deux de Shakspeare, ou qu'il s'est borné à remanier la comédie anonyme de 1594.
UN LORD}
CHRISTOPHE SLY, chaudronnier ivre} Personnages
UNE HOTESSE, UN PAGE, COMÉDIENS} du et autres gens de la suite du lord.} prologue.
BAPTISTA, riche gentilhomme de Padoue.
VINCENTIO, vieux gentilhomme de Pise.
LUCENTIO, fils de Vincentio, amoureux de Bianca.
PETRUCHIO, gentilhomme de Vérone faisant la cour à Catherine.
GREMIO,} prétendants à la main
HORTENSIO,} de Bianca.
TRANIO,} domestiques de Lucentio.
BIONDELLO, }
GRUMIO,} domestiques de Petruchio.
CURTIS, }
PÉDANT, vieux original déguisé pour contrefaire Vincentio.
CATHERINE la méchante femme,} filles de Baptista.
BIANCA, sa soeur. }
UNE VEUVE.
TAILLEUR, PETIT MERCIER, DOMESTIQUES DE BAPTISTA ET DE PETRUCHIO.
La scène est tantôt à Padoue, et tantôt dans la maison de campagne de Petruchio.
La scène est devant un cabaret, sur une bruyère.
L'HOTESSE ET SLY.
SLY. – Je vous donnerai une peignée1, sur ma foi.
L'HOTESSE. – Une paire de menottes, coquin!
SLY. – Vous êtes une drôlesse: apprenez que les Sly ne sont pas des coquins; lisez plutôt les chroniques, nous sommes venus en Angleterre avec Richard le Conquérant. Ainsi, paucas pallabris2, laissez glisser le monde sur ses roulettes. Sessa3!
L'HOTESSE. – Comment! vous ne payerez pas les verres que vous avez cassés!
SLY. – Non pas un denier… – Par saint Jéronyme, va-t'en. Va te réchauffer dans ton lit froid4.
L'HOTESSE. – Je sais un bon moyen; je vais quérir le quartenier5.
SLY. – Quartenier ou tiercenier ou cintenier6, peu m'importe; je saurai bien lui répondre en forme; je ne bougerai pas d'un pouce; mon enfant, allons; qu'il vienne et de la douceur.
(Il s'étend par terre et s'endort.)
(On entend des cors. Paraît un lord revenant de la chasse avec sa suite.)
LE LORD. – Piqueur, je te recommande d'avoir bien soin de mes chiens. – Braque Merriman! – le pauvre animal, il a toutes les articulations enflées! Accouple Clowder avec la braque à la large gueule. N'as-tu pas vu, mon garçon, comme Silver a bien relevé le défaut au coin de la haie? Je ne voudrais pas perdre ce chien pour vingt livres sterling.
PREMIER PIQUEUR. -Belman le vaut bien, milord: il aboyait sur la voie quand les autres avaient bel et bien perdu, et deux fois aujourd'hui il a retrouvé la piste la moins vive; croyez-moi, je le regarde comme le meilleur chien.
LE LORD. – Tu es un sot: si Écho était aussi vite à la course, il en vaudrait douze comme Belman, mais donne-leur bien à souper et prends bien soin d'eux tous. Demain je veux chasser encore.
PREMIER PIQUEUR. – J'en aurai bien soin, milord.
LE LORD. – Qu'est-ce cela? Un homme mort, ou ivre? Vois; respire-t-il?
SECOND PIQUEUR. – Il respire, milord; si l'ale ne lui tenait pas chaud, ce serait là un lit bien froid pour y dormir si profondément.
LE LORD. – O la monstrueuse bête! le voilà étendu comme un vrai porc! O hideuse mort! que ton image est affreuse et dégoûtante! – Messieurs, je veux me divertir de cet ivrogne. – Qu'en pensez-vous? Si on le transportait dans un lit, avec les draps les plus fins, des bagues à ses doigts, un banquet délicieux devant son lit, et de beaux domestiques prêts à le servir à son réveil; le pauvre diable ne s'oublierait-il pas lui-même?
PREMIER PIQUEUR. – Croyez-moi, milord; il est impossible qu'il ne se méconnaisse pas.
SECOND PIQUEUR. – Il serait bien surpris quand il se réveillerait.
LE LORD. – Comme s'il sortait d'un songe flatteur ou d'une vaine illusion. – Allons, qu'on le relève, et arrangez bien la plaisanterie; portez-le doucement dans mon plus bel appartement; suspendez autour de lui tous mes tableaux les plus gracieux; parfumez sa tête crasseuse d'eaux de senteur, et brûlez des bois odorants pour embaumer l'appartement; préparez-moi, pour le moment de son réveil, une musique qui l'enchante des accords les plus doux et les plus célestes; et si par hasard il parle, tenez-vous prêts, et avec le respect le plus profond et le plus soumis; dites: Quels sont les ordres de monseigneur? Qu'un de vous lui présente un bassin d'argent rempli d'eau de rose et de fleurs; qu'un autre apporte une aiguière, un troisième un linge damassé, et dites: Votre Grandeur voudrait-elle se rafraîchir les mains? Que quelqu'un se tienne prêt, avec plusieurs riches habillements, et lui demande quelle parure il préfère aujourd'hui. Qu'un autre lui parle de ses chiens et de son cheval, et lui dise que milady est très-affligée de sa maladie. Persuadez-lui qu'il a eu un accès de folie; et lorsqu'il voudra vous dire qu'il n'est qu'un… interrompez-le en lui disant qu'il rêve, et qu'il n'est rien qu'un puissant seigneur. Faites bien cela, mes amis, et jouez naturellement votre rôle; ce sera le plus plaisant divertissement du monde, si l'on sait se contenir.
PREMIER PIQUEUR. – Milord, je vous réponds que nous nous acquitterons bien de notre rôle, et que tout sera si bien ménagé, qu'il faudra qu'il se croie réellement ce que nous lui dirons qu'il est.
LE LORD. – Soulevez-le doucement, allez le mettre au lit, et que chacun soit à son poste lorsqu'il se réveillera. (Quelques-uns de ses gens emportent Sly. On entend une trompette.) Maraud, va voir quelle est cette trompette qu'on entend. (Un valet sort.) Apparemment quelque noble gentilhomme, qui, étant en voyage, se propose de séjourner ici. (Le valet revient.) Eh bien! qu'est-ce que c'est?
LE VALET. – Sous le bon plaisir de milord, ce sont des comédiens qui offrent leurs services à Votre Seigneurie.
LE LORD. – Dis-leur de s'approcher. (Entrent les comédiens.) Camarades, vous êtes les bienvenus.
PREMIER COMÉDIEN. – Nous rendons grâces à Votre Honneur.
LE LORD. – Vous proposez-vous de rester avec moi ce soir?
SECOND COMÉDIEN. – Oui, s'il plaît à Votre Seigneurie d'agréer nos services.
LE LORD. – De tout mon coeur. (Montrant l'un des comédiens.) Je crois me rappeler cet homme-là, et l'avoir vu une fois faire le fils aîné d'un fermier. C'était dans une pièce où vous faisiez si bien votre cour à la demoiselle… J'ai oublié votre nom;… mais, certainement ce rôle fut bien joué, et avec bien du naturel.
PREMIER COMÉDIEN, montrant un de ses camarades. – Je crois que c'est de Soto que Votre Honneur veut parler.
LE LORD. – Précisément; tu étais excellent. – Allons, vous êtes venus ici au bon moment; d'autant plus à propos, que j'ai en tête certain divertissement où vos talents me seront d'un grand secours. Il y a ici un lord qui veut vous voir jouer ce soir; mais je doute de votre retenue, je crains qu'en venant à remarquer son bizarre maintien vous ne vous échappiez à rire aux éclats, et que vous ne l'offensiez, car je vous déclare que s'il vous arrive de rire il se mettra en colère.
PREMIER COMÉDIEN. – N'ayez aucune crainte, milord; nous savons nous contenir, fût-il le personnage le plus risible du monde.
LE LORD. – Allons, mon garçon, conduis-les à l'office, et aie soin que chacun d'eux soit bien traité; qu'ils ne manquent de rien de ce qu'il y a dans mon château. (Un domestique sort avec les comédiens.) Toi, mon garçon, va trouver mon page Barthélémy, et fais-le habiller en dame des pieds à la tête: cela fait, conduis-le à la chambre où est l'ivrogne, et appelle-le madame avec un grand respect, dis-lui de ma part que, s'il veut gagner mes bonnes grâces, il prenne l'air et le maintien noble et décent qu'il a vu observer par les nobles dames envers leurs maris; qu'il se comporte de même envers l'ivrogne, avec un doux accent de voix, et une humble politesse, et qu'il lui dise: «Qu'ordonne Votre Honneur? En quoi votre femme, votre humble épouse peut-elle vous montrer son zèle respectueux, et manifester son amour?» Et qu'alors, le serrant dans ses bras, le baisant amoureusement, et penchant sa tête sur son sein, qu'il verse des larmes de joie en voyant la santé rendue à son noble époux qui, depuis sept ans, croyait n'être plus qu'un dégoûtant mendiant. Et si mon page n'a pas le don des femmes pour répandre à flots des larmes de commande, un oignon en fera l'affaire; qu'il en tienne un enveloppé dans son mouchoir; il faudra bien que les pleurs coulent de ses yeux. Vois à arranger cela avec tout le soin dont tu es capable: tout à l'heure je te donnerai encore d'autres instructions. (Le domestique sort.) Je sais que le jeune drôle se donnera à merveille les grâces, le ton, la démarche et le maintien d'une dame de qualité; il me tarde de l'entendre appeler l'ivrogne son époux, et de voir comment feront mes gens pour s'empêcher de rire, lorsqu'ils rendront leurs hommages à ce simple paysan. Je vais entrer pour leur faire la leçon; peut-être que ma personne pourra leur imposer et tenir leur joie en respect, autrement elle éclaterait à ne pas finir.
(Il sort.)
Бесплатно
Установите приложение, чтобы читать эту книгу бесплатно
На этой странице вы можете прочитать онлайн книгу «La méchante femme mise à la raison», автора Уильяма Шекспира. Данная книга имеет возрастное ограничение 12+, относится к жанрам: «Европейская старинная литература», «Зарубежная драматургия».. Книга «La méchante femme mise à la raison» была издана в 2017 году. Приятного чтения!
О проекте
О подписке