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Eugène Sue
La coucaratcha (I/III)

LA CUCARACHA1

 
Aï que me piqua,
Aï que me araña,
Con sus patitas
La Cucaracha.
 
Chant populaire espagnol.

Vers la fin de la guerre d'Espagne, je me trouvais à Chiclana, charmant village peu éloigné de Cadix, et renommé par l'efficacité de ses sources minérales; – on m'avait conseillé ces eaux pour parfaire la guérison d'une blessure assez dangereuse, et mon excellent hôte don Andrès d'Arhan, en m'entourant de tous les soins attentifs d'une amitié délicate, me rendait presque ingrat envers la France, car en vérité, j'avais honte de me trouver aussi heureux au fond de l'Andalousie.

On jugera de l'esprit et de l'âme de don Andrès, quand on saura que lui témoignant un jour toute ma reconnaissance pour sa sollicitude si bienveillante et si paternelle; je lui demandais pourtant ce qui me l'avait gagnée? – Il ne me répondit que ces mots: – J'ai un fils de votre âge qui voyage en France…

Et l'on me pardonnera ces détails tous personnels, si l'on songe que le seul bonheur pur et vrai, que goûte peut-être l'écrivain, est le plaisir de retracer le nom d'un ami, – une date précieuse pour son cœur, – un doux souvenir, – dans l'espoir presque toujours insensé – qu'après lui, ce nom, cette date, ce souvenir, vivront encore un peu.

Un soir donc, un beau soir d'été, assis sous un magnifique berceau d'orangers, fumant de légitimes cigares réales, buvant à petits coups une délicieuse agria glacée, nous étions don Andrès, moi et quelques amis, plongés dans une extase silencieuse, jouissant de la fraîcheur de la nuit, du parfum des orangers, et de cet état de torpeur si inappréciable dans les pays chauds.

Lorsque tout à coup, des castagnettes résonnent; une guitare prélude et une voix jeune, suave, mais un peu traînante se met à chanter un boléro… puis deux, puis trois… enfin une espèce de frénésie musicale et chantante semble s'emparer de l'invisible Orphée: les airs, les paroles se pressent, se succèdent avec une merveilleuse rapidité, et finissent par devenir presque inintelligibles.

– Dieu me sauve, c'est la Juana, – dit don Andrès.

La Juana était une paysanne dont le père était fermier de don Andrès; – une belle jeune fille, brune, grande, svelte, véritable type d'Andalousie.

– Holà, Juana! – appela don Andrès.

A la voix du maître, – la Juana se tut, et bientôt nous la vîmes arriver avec ses deux sœurs aussi fort jolies et vêtues comme la Juana de la Saïa – avec des fleurs naturelles dans leurs cheveux noirs, et chaussées de satin, – car en Espagne tout le monde est chaussé de satin.

– Holà! Juana, dit le maître… quelle mouche te pique?

– La Cucaracha… répondit la folle jeune fille avec un éclat de rire mal dissimulé…

– C'est la Cucaracha– dirent aussi les deux sœurs.

– Si c'est la Cucaracha, – c'est différent reprit fort sérieusement don Andrès; mais alors dansez et chantez là, mes filles. Qu'en dites-vous… – me demande-t-il?..

– Moi, je dis bravo; – mais la Cucaracha?..

– Allons, dit le maître sans me répondre en frappant dans ses mains, allons Anda, anda salero

Et la Juana se reprit à chanter de sa voix sonore et un peu monotone. Une des jeunes filles l'accompagnait sur trois cordes de sa guitare, tandis que l'autre, agitant des castagnettes, dansait une de ces segendillas si gracieuses et si lascives.

C'était en vérité quelque chose de ravissant, que ce groupe de trois belles filles doucement éclairé par la lune, dansant sous des orangers… – au son de ces paroles bizarres, accompagnées par le tintement de la guitare et le roulement des castagnettes qui se perdaient dans le silence de la nuit.

Et puis moi, je voyais tout cela, mollement couché sur un gazon épais, à travers la fumée d'un excellent cigare, sous un ciel d'Espagne, lorsque les étoiles brillent et que le rossignol chante… – Oh! le plaisir était complet – car le cadre valait le tableau…

Après une heure passée dans cette contemplation, la Juana se tut et les chants cessèrent…

– Oh! la Juana… la Cucaracha est-elle donc déjà envolée…

– Oui, seigneur…

– Allez donc, mes filles, et dites à dona Christiana, que nous souperons tout à l'heure, et de veiller au gaspacho…

Et elles disparurent comme une rêverie d'Orient, comme un songe mauresque – alors je pensai à demander à don Andrès de me dire enfin ce que c'était que la Cucaracha.

Selon leurs idées ou leurs traditions, ou plutôt d'après leur manie de tout personnifier… vous diriez, vous, poétiser – la Cucaracha est la Mouche causeuse. – Quand ils se sentent une irrésistible envie de chanter ou de parler, ils disent que la mouche les a touchés, et il y en a comme vous voyez pour une bonne heure; il existe même une chanson populaire sur la Cucaracha, je ne me la rappelle pas tout entière; mais elle commence ainsi:

Écoutez, écoutez,

Dans son vol

La Cucaracha m'a touché;

Elle est là.

Oh! qu'elle me pique!

Oh! qu'elle me démange!

La Cucaracha.

Écoutez

– Il faut que je chante,

– Il le faut.

– Vous voyez que tout cela ne dit pas grand'chose; – mais je vois Massarédo… le souper doit être prêt, et le gaspacho à point. – Nous soupâmes, et en effet le gaspacho était parfait.

– Le but de tout cela est de faire comprendre ce que signifie ce mot la Cucaracha attaché en tête de ce recueil de contes, – sinon amusants, au moins variés.

– Que si des critiques me demandent pourquoi j'ai plutôt appelé ce livre la Cucaracha– que Contes, – je répondrai que cette naïve tradition espagnole m'a paru parfaitement rendre ce besoin insurmontable de conter ou d'écrire qui nous atteint quelquefois; car, ainsi que cette mouche aux mille couleurs, vive, indocile et légère, qui tantôt repose son vol inconstant sur le front pur d'une jeune fille ou sur la résille d'un hideux Bohémien… l'imagination aussi emportée par une exaltation fièvreuse peut s'abattre sur une fraîche illusion ou sur une réalité sombre et fatale.

Que si le critique obstiné, non encore satisfait de cette explication en veut encore une autre, – je lui dirai, puisqu'il le faut, que j'ai choisi ce titre, parce qu'il se liait par ma pensée à un des plus beaux moments de ma vie; à cet âge où parfois le repos, l'insouciance et la paresse coupaient si délicieusement une existence active et voyageuse; à cet âge où j'amassais tant de souvenirs et tant de matériaux; – sans me douter jamais qu'ils serviraient un jour de base à l'éphémère et fragile monument que je tente d'élever.

Parmi ceux des contes maritimes qui complètent ce volume, il en est un, autrefois publié en partie dans la Mode, – qui est historique, sauf quelques détails. – Je veux parler du combat de Navarin. J'aurais désiré, dans cette relation, donner une marque de souvenir à d'excellents officiers de la marine royale, mes bons et chers camarades du Breslaw, – dire tout ce que je vis de courage, de sang-froid et de folle témérité prodigués par eux dans cette action meurtrière, mais il aurait fallu pour cela citer tout l'état-major du vaisseau, et ces nobles noms sont d'ailleurs écrits sur une des plus belles pages de notre histoire maritime.

Pourrai-je maintenant répondre à l'un des critiques les plus éclairés de notre époque, qui, tout en m'encourageant avec éloge à suivre la voie que j'ai tracée le premier, – m'a reproché de n'avoir jusqu'ici rien publié d'historique. – Je crois avoir dit quelque part – qu'avant de faire mouvoir mes personnages au milieu d'évènements historiques, j'avais voulu d'abord familiariser les lecteurs avec l'étrangeté de leurs mœurs et de leur langage.

– J'ose considérer cette première partie de ma tâche comme à peu près remplie. – Aussi m'occupai-je en ce moment d'une de nos phases maritimes les plus glorieuses et peut-être les moins connues par leurs résultats inespérés: – Je veux parler de notre guerre dans l'Inde en 1780, – sous les ordres du bailli de Suffren. – Tel sera du moins le sujet de la Tour de Koat-Ven, roman historique qui, je crois, paraîtra, bien prochainement.

Et je ne mets cette sorte d'importance à me justifier de ce reproche, que parce que j'ai pressenti que notre Histoire nationale maritime renfermait des ressources inouïes pour le romancier, et qu'à la question purement littéraire se joindrait peut-être plus tard une question sociale et politique d'un ordre élevé, si l'on pouvait amener les masses à concevoir l'importance de la marine en France.

Et qu'on me permette de rappeler encore ici ce que j'ai dit ailleurs2.

«Ce que j'appelais de tous mes vœux est enfin arrivé. Une mine puissante et féconde est ouverte. – Peu m'importe qu'on oublie celui qui l'a signalée – si, habilement exploitée par ceux que j'ai précédés, mais qui me dépasseront sans doute, elle enrichit la France d'une littérature nouvelle.

«Aussi déjà cette impulsion commence, cette littérature maritime se crée, se forme; le cercle s'étend. – Déjà des revues nous ont donné des excellents mais trop rares extraits des livres que nous promettent MM. Jal, Raybaud, Gozlan, Romieu. Enfin M. de Lansac et M. Corbière du Hâvre nous ont aussi donné des ouvrages maritimes complets et remarquables.

« – Maintenant, en me voyant citer les noms d'écrivains aussi honorables, on comprendra et l'on excusera en moi, je l'espère, cette vanité de jeune homme, qui aime à compter les partisans qui se sont réunis à lui autour d'une bannière qu'il a plantée, – mais qu'il n'a jamais eu la prétention de porter.»

EUGÈNE SUE.

LE BONNET DE MAITRE ULRIK

A la bonne heure, c'est un hasard,
mais ça est.

C'était, je crois, en 1826, il me manquait un homme pour compléter mon équipage, et alors les matelots se recrutaient difficilement à Brest, car on armait beaucoup pour la marine militaire.

Un capitaine de frégate de mes amis m'enseigna l'auberge d'Yvon-Polard, un des plus grands embaucheurs de Recouvrance.

En vérité ce sont des gens fort utiles que les embaucheurs, ils accueillent chez eux les matelots sans service et sans pain, les hébergent, les choyent, les engraissent, et vienne un capitaine cherchant un équipage, il s'entend avec l'embaucheur, choisit ses hommes, et paie généreusement leurs dettes à l'hôte sur les avances que chaque matelot doit recevoir au jour de l'embarquement.

C'est donc jusqu'à un certain point la traite des blancs.

Or, j'allai trouver Yvon-Polard, rue de la Souris, à son auberge du Chasse-Marée; la rue de la Souris est infecte, étroite et sombre, il faut descendre huit ou dix marches pour arriver dans la salle-basse de l'hôtellerie; et cette espèce de cave est tellement obscure, que sans le secours de quelques lampes de fer, on n'y verrait pas en plein midi.

Au bas de l'escalier un petit homme roux, trapu et manchot vint à moi, et me demanda civilement ce que je voulais; quand il le sut, il cligna des yeux, d'un geste me recommanda le silence, me prit la main, me fit traverser un couloir noir comme un four, et après quelques minutes de marche, je me trouvai dans une petite salle éclairée par un soupirail.

Alors Yvon Polard me dit à voix basse: «Mon officier, vous n'avez qu'à regarder et à écouter par cette fente… que vous voyez à cette cloison? il ne me reste que cinq culottes goudronées à placer; ils sont là à courir bon-bord; c'est l'histoire de rire en attendant de pousser au large. Vous pouvez les juger; ils vont tout-à-l'heure être saouls comme des soldats, et vous savez, mon officier, qu'alors on se déboutonne, qu'on fait voir sous quelle aire de vent on a l'habitude de naviguer. Vous ferez votre choix d'après ce que vous aurez vu, et nous nous entendrons pour le reste. Je vous laisse, mon officier.»

Je collai mon œil à la fente, et je vis les cinq matelots assis autour d'une table noire et grasse, éclairée par la lueur douteuse d'une lampe. Deux femmes envinées, l'œil brillant, les cheveux épars, à la voix rauque, leur versaient à boire: ils étaient ivres ou à peu près. Au bout de cinq minutes, deux tombèrent sous la table.

Ils restaient trois: un jeune garçon de vingt ans blond et frais comme une fille; le second était basanné, vigoureux, bien découplé, et pouvant avoir quarante ans; quant au troisième, je ne pus voir sa figure, car il tenait sa tête cachée dans ses mains.

– «Pour de vieux caïmans à peau salée, ils portent b… mal la voile, dit le jeune garçon en poussant dédaigneusement du pied le corps des deux matelots qui roulèrent sous les bancs… Allons, toi… la jambe de bois, verse;… verse donc cordieu; le gosier me démange…»

Il s'adressait à une des deux femmes qui avait effectivement une jambe de bois…

Il vida prestement son verre, et continua, après s'être essuyé la bouche au revers de sa manche; et s'adressant à son compagnon basanné…

– Est-ce que tu es aussi à la cape… toi, Pierre? Eh! mon matelot…

– Non, dit l'autre en baisant bruyamment les joues marbrées de sa compagne, qui rajustait sa coiffe… Mais je pense que nous filons notre câble d'une drôle de manière… et que si nous trouvons à embarquer, il nous restera de nos avances à peu près de quoi mettre dans l'œil d'un marsouin, et encore ça ne le fera pas loucher…

– Bah, bah!.. on embarque ici et au premier port étranger on prend de l'air; on s'arrange avec un autre navire… et en chasse… sabordé le capitaine… comme nous avons fait à Saint-Thomas; tu sais bien… heim!.. matelot?..

– Je le sais si bien que nous avons gagné quarante gourdes au change; que le capitaine a été obligé de prendre deux nègres pour nous remplacer, et qu'ils ont si bêtement manœuvré pendant un grain, que la Petite Nanette a chaviré au débouquement, et que le capitaine a été noyé…

– C'est sacredieu vrai, dit l'autre avec un éclat de rire; noyé comme un chien, noyé… aussi vrai que nous sommes aujourd'hui le 13 octobre, et que j'ai donné ma dernière gourde à ma mère!..

Je pensai intérieurement que ni l'un ni l'autre de ces deux compagnons ne mettrait jamais le pied sur mon navire. J'allais me retirer, fort peu satisfait de ma visite à Yvon-Polard, lorsque le marin qui n'avait dit mot jusque-là, leva vivement sa tête d'entre ses deux mains, et s'écria avec un accent indéfinissable:

– Qui parle ici et du 13 octobre et de mère?..

Ce fut alors un hourra général, et des éclats de rire retentirent dans la chambre.

– Enfin, dit le jeune matelot, il a largué le câble qui amarrait sa langue.

– C'est heureux qu'il ne fasse plus le milord; on n'est pourtant pas trop déchirée, dit la Jambe de bois en ajustant son fichu.

– Veux-tu un coup de grog, dit Pierre

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