Le père est touché, mais le
gouverneur est inflexible.
(Le Critique.)
FRANCIS FOSCARI, Doge de Venise.
JACOPO FOSCARI, fils du Doge.
JACQUES LORÉDANO, patricien.
MARCO MEMMO, chef des Quarante.
BARBARIGO, sénateur.
AUTRES SÉNATEURS, LE CONSEIL DES DIX, GARDES, SUIVANS, etc., etc.
Où est le prisonnier?
Il se remet de la question.
L'heure fixée hier pour la reprise de son jugement est passée. – Hâtons-nous de rejoindre nos collègues dans la salle du conseil, et de proposer son rappel.
Pour moi je pense qu'il serait bon de donner à ses membres torturés un relâche de quelques minutes; la question l'avait hier épuisé, et si on l'y replaçait de suite, il pourrait expirer dans les tourmens.
Eh bien?
Comme vous, j'aime la justice; autant que vous je déteste les ambitieux Foscari, père et fils, et toute leur race dangereuse; mais le malheureux a souffert au-delà des forces de la nature avec la constance la plus stoïque.
Sans faire l'aveu de ses crimes.
Et peut-être sans en avoir commis. Seulement il a avoué la lettre au duc de Milan, et ce qu'il vient de souffrir peut être considéré comme un châtiment presque suffisant d'une pareille faiblesse.
C'est ce que nous verrons.
Loréano! vous suivez trop loin les inspirations d'une haine héréditaire.
Jusqu'où?
Jusqu'à l'extermination.
Quand les Foscari seront éteints, vous pourrez parler ainsi; mais allons au conseil.
Encore un instant: – nos collègues ne sont pas en nombre; deux autres doivent encore venir avant que la délibération puisse être reprise.
Et le président, le Doge?
Oh! pour lui, avec un courage plus que romain, il est toujours le premier à son poste dans ce déplorable procès contre son dernier et unique fils.
Oui, – oui-son dernier.
Rien ne peut-il vous toucher?
Souffre-t-il? croyez-vous?
Il ne le témoigne pas.
Je l'avais déjà remarqué, – le misérable!
Mais hier, comme il rentrait dans l'appartement ducal et qu'il en passait le seuil, on ma dit que le pauvre vieillard s'était trouvé mal.
Il commence donc à sentir?
C'est à vous qu'il le doit en partie.
Je devrais en être la seule cause: – mon père et mon oncle ne sont plus.
D'après leur épitaphe que j'ai lue, ils sont morts empoisonnés.
Oui: à peine le Doge avait-il déclaré qu'il ne se croirait jamais souverain, tant que vivrait Péter Lorédano, que les deux frères tombèrent malades: – il est souverain.
Bien déplorable!
Et ceux qu'il a rendus orphelins?
Mais pouvez-vous en accuser le Doge?
Oui.
Quelle preuve?
Quand les princes ourdissent en secret leurs trames, il est difficile de retrouver contre eux des preuves et de leur faire leur procès; mais je crois avoir assez recueilli des premières pour me passer des délais du second.
Vous en appelez cependant aux lois.
Oui, aux seules lois qu'il voulut nous laisser.
Dans notre république il est plus facile d'obtenir réparation que chez les nations étrangères. Est-il vrai que, sur vos livres de commerce (source de l'opulence de nos plus illustres patriciens), vous ayez écrit ces mots: «Doit le doge Foscari la mort de Marco et celle de Piétro Lorédano, mes père et oncle?»
Oui, cela est écrit.
Mais ne l'effacerez-vous pas?
J'attendrai la balance.
Par quel moyen?
Vous voyez que nous sommes en nombre. Suivez-moi.
Te suivre! je n'ai que trop long-tems suivi la trace de tes fureurs, semblable à la vague soulevée à la suite d'une autre vague, et frappant également le vaisseau qu'entr'ouvrent les vents déchaînés, et l'infortuné qui remplit de ses cris l'asile où commencent à pénétrer les flots. Mais ce fils, mais son père, seraient capables d'attendrir les élémens eux-mêmes, et devrais-je, après tout, imiter leur inexorable furie? – Oh! que ne suis-je comme eux aveugle et sans remords! – Mais le voici! – Contiens-toi, mon cœur! ils sont tes ennemis; il faut qu'ils tombent tes victimes: voudrais-tu t'attendrir pour ceux qui furent sur le point de te briser?
Laissez-le reposer. Arrêtons-nous, seigneur.
Ami, je te remercie; je suis faible; mais ce retard pourrait t'être reproché.
J'en courrai les chances.
Quoi! de la bienveillance! – Jusqu'alors j'avais trouvé quelques indices de pitié, mais de miséricorde, jamais; voici le premier.
Et le dernier peut-être, si ceux qui gouvernent nous entendaient.
Il en est un qui vous entend: ne crains rien cependant, je ne veux être ton juge ni ton accusateur; et bien que l'heure soit passée, attends ici leur dernier appel. – Je suis des Dix, et je ne m'arrête ici que pour justifier votre retard: quand le dernier avis te parviendra, j'aurai franchi la porte du conseil. – Surveille exactement le prisonnier.
Quelle est cette voix? – celle de Barbarigo! Ciel! l'ennemi de notre maison est du petit nombre de mes juges!
Mais pour balancer l'influence d'un tel ennemi, si toutefois il mérite ce nom, ton père n'est-il pas également au nombre de tes juges?
En effet, il juge.
N'accuse donc pas la rigueur des lois, quand elles vont jusqu'à permettre à un père de déposer son vote dans une affaire qui intéresse si gravement le salut de l'état.
Oui, et de son fils. Je me trouve mal; permettez-moi, je vous prie, de prendre un instant l'air à cette fenêtre qui donne sur les flots.
Laissez-le approcher. Je ne dois pas m'arrêter près de lui davantage; j'ai même, dans ce court entretien, oublié mes devoirs; il faut que j'aille me racheter dans la chambre du conseil.
La voilà ouverte, seigneur. – Comment vous trouvez-vous?
Comme un enfant. – O Venise! Venise!
Et vos membres?
Mes membres! Oh! que de fois ils m'ont soutenu sur cette plaine d'azur, où je devançais le rapide sillon de la gondole! Que de fois, masqué comme un jeune batelier, entouré de mes compagnons, gais et nobles comme moi, nous nous plaisions à lutter sur ces flots d'enjouement et de bonne grâce! Alors mille beautés ravissantes nous animaient de leurs aimables sourires; nous entendions leurs vœux passionnés; nous distinguions, de nos brillans esquifs, leurs mouchoirs ondoyans, leurs mains retentissantes! Oh! que de fois, d'un bras plus robuste, d'un sein plus téméraire encore, j'ai fendu ces vagues impétueuses! Alors, avec l'adresse du nageur, je secouais mon humide chevelure; en riant, je chassais loin de mes lèvres les vagues qui semblaient, en les pressant, caresser une coupe. Plus elles s'élevaient, plus je semblais aisément les surmonter, et plus j'étais fier de l'espèce de trône qu'elles me dressaient. Souvent, dans mon ardeur téméraire, je plongeais dans leurs gouffres de verdure et de cristal; je m'ouvrais un chemin jusqu'aux coquillages, jusqu'aux algues marines, que les spectateurs n'apercevaient du rivage qu'à l'instant où ils ne tremblaient plus pour moi: puis je revenais la main chargée des preuves irrécusables de ma longue course; d'un élan rapide et vigoureux je reparaissais à la surface, je tirais un profond soupir emprisonné si long-tems dans ma poitrine; j'essuyais l'écume qui bouillonnait autour de moi, et, comme un oiseau de mer, je reprenais tranquillement ma course. – J'étais alors un enfant.
Soyez homme maintenant: jamais vous n'avez eu plus besoin d'un mâle courage.
O Venise! ma belle, mon unique patrie! – Je sens donc que je respire! comme ta brise, ta brise adriatique caresse délicieusement mon visage! Tes vents eux-mêmes portent dans mes veines l'impression du pays natal; ils les rafraîchissent, ils calment mon sang. Qu'il est différent, le vent brûlant des horribles Cyclades qui mugissaient en Candie autour de ma prison, et qui portaient dans mon cœur le désespoir!
En effet, vos joues reprennent leur coloris: puisse le ciel vous donner la force de supporter ce qui peut encore vous attendre! – Je frémis d'y penser.
Ils ne me banniront pas une seconde fois. – Non, non, ils peuvent briser mes membres, j'ai de la force.
Avouez, et la torture vous sera épargnée.
J'ai déjà avoué une fois-deux fois: et deux fois ils m'ont exilé!
Et la troisième fois ils vous tueront.
Eh bien! qu'ils me tuent, pourvu que je sois enseveli aux lieux où je suis né; mieux valent ici des cendres que l'existence ailleurs.
Pouvez-vous tant chérir la terre qui vous déteste?
La terre! – Oh! non, ce sont les enfans de la terre qui seuls me persécutent: mais le sol natal me pressera de nouveau comme une tendre mère dans ses bras: un tombeau vénitien, c'est là ce que je demande; ou du moins un cachot, tout ce qu'ils voudront enfin, pourvu que ce soit ici.
Emmenez le prisonnier!
Seigneur, vous entendez l'ordre.
J'y suis habitué; c'est la troisième fois qu'ils m'ont torturé. (Au garde.) Donnez-moi donc le bras.
Prenez le mien; il m'est recommandé de rester le plus près de votre personne.
Vous! – C'est vous qui dirigiez hier mes bourreaux. – Arrière! – Je marcherai seul.
Comme il vous plaira, seigneur; ce n'est pas moi qui signai la sentence, et je ne pouvais désobéir au conseil, quand ils-
Oui, quand ils t'ordonnaient de m'étendre sur leurs horribles chevalets. Ne me touche pas, je te prie, du moins pour le moment; le tems viendra qu'ils renouvelleront leurs ordres; mais jusque-là éloigne-toi de moi. A la vue de tes mains, mes membres frémissent et se glacent, en songeant aux nouveaux supplices qui m'attendent, et mon front se couvre tout à coup d'une sueur froide, comme si-mais loin de nous ces terreurs-j'ai déjà supporté la torture, – je la supporterai bien encore. – De quel œil mon père voit-il tout cela?
Avec son calme ordinaire.
Oui; la terre, le ciel, l'azur de l'océan, l'éclat de notre ville et de ses dômes, les jeux de la place Saint-Marc, et même le bourdonnement des nations, tout porte les indices de calme et de plaisir jusque dans ces salles où gouvernent des inconnus, où d'innombrables inconnus sont chaque jour jugés et immolés en silence. – Tout garde le même aspect, jusqu'à mon propre père! Et rien n'éprouve la moindre sympathie pour Foscari, pas même un Foscari. – (A l'officier.) Je vous suis.
Il est parti. – Nous avons trop tardé. – Pensez-vous que les Dix demeurent long-tems assemblés aujourd'hui?
Le prisonnier, dit-on, est fort endurci; il persiste toujours dans sa première déposition; voilà tout ce que je sais.
Et cela est beaucoup; pour nous, premiers patriciens de la république, les secrets de cette terrible chambre sont des mystères comme pour le dernier citoyen.
Seulement, quelques rumeurs qui (semblables aux contes de revenans reconnus dans l'ombre des bâtimens en ruines) n'ont jamais été prouvées ni entièrement démenties: ici les hommes connaissent aussi peu les véritables actes du pouvoir que les mystères informes de la tombe.
Mais, avec le tems, nous faisons un pas dans cette initiation; et j'ai l'espoir un jour d'être décemvir.
Ou même doge…
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